Constellations ou le dépassement de la dématérialisation —un texte de Philippe Guillaume

Texte pour l’exposition Constellations de Serge Clément.

 

Le livre et la photographie sont complices depuis l’apparition de cette dernière, et les photographes ont toujours attribué un rôle central au premier pour la diffusion de leurs images. À l’encontre des projections annonçant la mort de la photo amplifiées par l’essor du virtuel, néanmoins, cette association continue de provoquer. L’exposition récente du photographe Serge Clément le démontre avec une installation remarquable, composée de livres photographiques tirés de la bibliothèque personnelle de ce passionné et collectionneur. Présentés à plat sous quatre grandes vitrines dans la galerie, ceux-ci sont agencés subjectivement selon des thématiques élaborées par l’artiste, avec qui Alexis Desgagnés, alors directeur artistique du centre, a collaboré étroitement. Sur les murs, trente-quatre reproductions de doubles pages tirées de certaines de ces publications forment une constellation photographique, tandis que deux films, un de Michael Snow et l’autre d’Erik Kessels, sont projetés près d’une reproduction d’un livre culte du photographe d’avant-garde japonais Daido Moriyama, Shashin yo sayonara, placé là pour consultation. L’exposition comporte deux tirages argentiques : d’une part, une photographie tirée de l’ouvrage Open Passport de John Max et, d’autre part, un autoportrait de Clément, disposé à proximité d’une pile de livres d’autoportraits réalisés par le photographe américain Lee Friedlander.

 

Le sort funeste auquel le livre et la photographie se trouveraient voués de par leur dématérialisation anticipée dans un monde virtuel, qui opère en « temps réel » comme le dit Paul Virilio[1], n’était pas même un murmure en 1964, lorsque la publication Sans allusion de Richard Avedon est parue (ce titre est le plus ancien parmi les 76 livres photographiques que Clément a sélectionnés pour composer son installation). C’est le nouveau millénaire qui annonçait l’ère où la photographie et ses livres allaient être relégués au passé ; leurs histoires respectives, d’autant que combinées, allaient avoir atteint une date limite, un point final tant annoncé. L’exposition Constellations se situe donc déjà dans une temporalité de l’au-delà du livre et de la photographie puisque plus de la moitié des titres qui composent cette anthologie ont été publiés depuis 2000. Clément invite en effet au dépassement de cette fatalité : à preuve, le facsimilé de Shashin yo sayonara, dont le titre signifie « Adieu à la photographie ». Cet ouvrage, aujourd’hui iconique, est basé sur l’appropriation et la reproduction d’images tirées de différents médias de masse. Autour de l’unique document de l’exposition qui puisse être manipulé, la présence d’un banc propose de faire une pause, possiblement aussi d’entreprendre une réflexion sur la richesse de ces histoires. Tandis que les autres publications sont présentées sous verre, derrière un mur transparent qui frustre l’élan instinctif de les prendre dans ses mains, la reproduction du livre du photographe japonais crée une mise en abîme. Avec raffinement, celle-ci marque une résistance concrète aux stratégies visant la dématérialisation prédite.

 

Cette exposition souligne la complexité des situations où se côtoient l’instant présent et le passé, un thème récurrent dans le travail (photographies, films, livres et installations) de Serge Clément depuis les années 1970. C’est toujours avec une finesse intuitive et une attention visuelle aiguisée que ses œuvres réfléchissent et matérialisent l’impermanence.


[1] Paul Virilio, “conversation avec Raymond Depardon”, La pensée exposée, Babel, Paris, 2012.

Publié le 2 juillet 2015
Par VU

Biographie

Philippe Guillaume est artiste, photographe, chercheur et auteur. Il détient une maitrise en études interdisciplinaire de l’Université Concordia qui combine la photographie et l’histoire de l’art. Ses textes ont été publiés dans le magazine Ciel Variable, et son prochain article sera publié cet été dans le Journal des études canadiennes. Il est aussi membre du groupe de recherche sur l’histoire de la photographie canadienne au département d’histoire de l’art de l’Université Concordia.