Le patrimoine kitsch au Québec —un texte de Annie-Pier Brunelle et Alexandre Prince, en collaboration avec Roxanne Arsenault et Caroline Dubuc

Le boom économique et l’immigration croissante de la période d’après-guerre ont transformé le paysage culturel québécois, tandis que l’Exposition universelle de 1967 a marqué l’avènement d’un Québec nouveau et ouvert sur le monde. S’étant inspirés des images véhiculées par la télévision et le cinéma hollywoodien ainsi que des pavillons de l’Expo, des entrepreneurs d’ici et d’ailleurs ont développé une culture du commerce immersif au sein de bars, de restaurants ou de clubs, par exemple. Ceux-ci témoignent de l’apport considérable d’immigrants d’Europe, d’Afrique du Nord et d’Asie, qui, pour plusieurs raisons, conçoivent des lieux où leur culture est souvent présentée à grands traits, correspondant à des stéréotypes véhiculés en Amérique du Nord. Par l’exubérance, la surenchère, le cumul des matières, textures et couleurs, ces endroits offrent une expérience multisensorielle aux visiteurs. Surprenants et parfois polarisants, ils témoignent d’un legs unique que l’on peut aujourd’hui reconnaître (positivement) comme du patrimoine kitsch.

 

Même s’il ne correspond pas à une définition classique du patrimoine, il repose, tout comme lui, sur une reconnaissance collective de la valeur des lieux et de ce qu’ils représentent. Il permet donc une interprétation plus large et inclusive du patrimoine, tenant compte de sa dimension populaire et commerciale. Reconnaître la valeur de ces établissements est nécessaire à leur préservation face à la pression de renouvellement des commerces. Motivées à la fois par cette nécessité de reconnaissance et par une passion de collectionneuses, Roxanne Arsenault et Caroline Dubuc ont mis sur pied de nombreux projets visant à faire connaître cet héritage hors du commun.

 

Pour ces ambassadrices du kitsch, l’image est au centre du processus de recherche et de communication. Comme le décor de ces lieux s’adresse à l’affect plutôt qu’à l’intellect, l’image évoque le caractère profondément immersif de ces endroits. La photographie parvient à capturer des bribes de leurs ambiances surchargées et survoltées, qui souvent n’ont pas survécu au passage du temps. L’ensemble des éléments rassemblés au sein des images nous informe sur la richesse des thèmes développés. Pour les chercheuses, cette iconographie particulière sert à comparer les lieux, à en tirer les grands courants esthétiques et à mieux comprendre la genèse, ainsi que le déclin, de cette tradition commerciale.

 

En outre, enquêter sur le patrimoine kitsch nécessite l’emploi de sources non conventionnelles. Comme peu d’information subsiste, il est nécessaire de se tourner vers la culture matérielle et les témoignages oraux. Cartons d’allumettes, bâtonnets mélangeurs, publicités et archives personnelles de collectionneurs constituent la matière première du kitschologue. Ces objets chargés d’histoire constituent le point de départ de démarches menant à des entrevues et des témoignages qui redonnent vie à des lieux si particuliers. La dimension collaborative de cette recherche est donc cruciale.

 

Cet aspect collaboratif s’est concrétisé par la mise en ligne d’une carte interactive du patrimoine kitsch québécois. Celle-ci a permis, d’une part, de mesurer l’intérêt qu’on a pour le kitsch ainsi que la conception populaire qu’on s’en fait et, d’autre part, de découvrir de nouveaux lieux à travers le Québec. Grâce aux ajouts faits par de nombreux contributeurs, la carte a révélé une concentration importante de ces établissements dans les zones urbaines et en bordure d’anciennes voies de circulation, mais a aussi montré qu’ils sont présents partout dans la province.

 

Cet intérêt marqué pour les lieux kitsch commerciaux démontre leur importance au sein de la mémoire collective. Il ne tient qu’à nous de faire vivre ceux qui perdurent en y mettant les pieds. Ainsi, ces décors singuliers qui ont bercé l’imaginaire de plusieurs générations ne tomberont pas dans l’oubli. Risquons donc un détour en Polynésie ou au chalet suisse, histoire d’être transportés le temps d’un repas ou d’une soirée.

 

Le Bam-Boo Steak House, un salon-bar d’atmosphère polynésienne à la Place Ste-Foy, nous semble bien illustrer la volonté de dépaysement. La carte postale présente plusieurs vues du commerce, une carte de visite à partager, un souvenir de l’expérience vécue.



Carte postale du Bam-Boo Steak House, Place Ste-Foy, boulevard Laurier, Québec. Collection personnelle de Charles Breton-Desmeules.

 

 

Les publicités font usage d’une diversité de codes graphiques afin d’exprimer clairement la thématique d’un lieu pour ainsi se démarquer au sein d’une pleine page d’annonces qui présentent des restaurants.



Montage de publicités diverses publiées dans La Presse et The Gazette entre 1960 et 1970.

 

 

La contribution des restaurants à l’attractivité d’une ville n’est pas chose nouvelle. Ainsi, il n’est pas rare de voir, dans les archives municipales, des reportages photographiques qui présentent des lieux phares pour faire la promotion touristique d’une ville.



Restaurant Le Colbert, photographié en 1966. Fonds du Service des affaires institutionnelles, Archives de Montréal (pièce VM94-A0651-063).

 

 

Mine d’informations sur les tendances culinaires et en matière de divertissements, les guides touristiques et les guides culinaires sont des ressources importantes. Souvent dénués d’images, ils offrent toutefois des descriptions détaillées de lieux et de leur ambiance.



Guides de Montréal. Collection personnelle de Roxanne Arsenault. Guides de Québec. Collection personnelle de Charles Breton-Desmeules.

 

 

Souvent, la soirée débute ou se termine avec un cocktail, dans lequel on trouve un bâtonnet mélangeur (swizzle stick) qui évoque discrètement le lieu fréquenté et qui sert de souvenir.


Bâtonnets à cocktail. Collection personnelle de Roxanne Arsenault.

 

 

Certains établissements offraient à leurs clients la possibilité d’acquérir une photo souvenir. Évidemment, celle-ci venait dans un écrin cartonné reprenant les codes stylistiques et graphiques caractéristiques du lieu.

Carton souvenir du Ruby Foo’s, boulevard Décarie, Montréal. Collection personnelle de Susanne de Lotbinière-Harwood.

 

 

Les cartons d’allumettes n’étaient ni plus ni moins qu’une carte professionnelle simple et utile. À une certaine époque, presque tous les commerces en avaient. Une mine de renseignements complémentaires pour nous !



Carton d’allumettes à l’effigie de La Cloche d’Or, rue Saint-Jean, Québec. Collection personnelle de Charles Breton-Desmeules.

 

 

Même dans un menu, plusieurs informations peuvent être décelées à travers les codes graphiques (illustrations, polices, etc.) ou les noms des repas et des cocktails signatures.



Menus et napperons divers. Collection personnelle de Roxanne Arsenault.

 

 

Les bars Tahiti se trouvaient au sein des restaurants de la chaîne Marie-Antoinette, présents à travers la province. Complément idéal à une soirée, le décor tiki y évoquait les îles du Pacifique !



Cartes postales produites par la chaîne de restaurants Marie-Antoinette. Collection personnelle de Charles Breton-Desmeules.

 

 

Un exemple d’adaptation du décor et d’évolution des lieux. Créé en 1958, ce restaurant chinois toujours ouvert est aujourd’hui connu comme le Wok n’ Roll. Malgré des changements apportés à la façade et à l’intérieur de l’établissement, il conserve tout de même son caractère unique.

Restaurant Wok n’ Roll, boulevard Charest, Québec. À gauche : photographie prise par Natalie Gadoua, datant de juillet 2005. À droite : Photographie prise par Caroline Dubuc, datant de juillet 2019.

 

 

 

Annie-Pier Brunelle est bachelière en histoire à l’Université Laval et passionnée d’histoire culturelle et sociale. Elle s’intéresse tout particulièrement à l’étude des pratiques culinaires et du patrimoine alimentaire. Comme candidate à la maîtrise en ethnologie, elle souhaite approfondir les rapports entre le genre et l’alimentation à travers le livre de recettes. Son intérêt marqué pour l’alimentation l’a mené à Paris où elle a mené une recherche sur l’histoire du restaurant ainsi qu’à Lyon, capitale de la gastronomie, qu’elle a pu découvrir le temps d’une session d’étude.
Elle travaille actuellement dans le domaine de l’ethnologie comme chargée de projet culturel pour le Centre de valorisation du patrimoine vivant où sa mission est de faire connaitre l’artisanat québécois. Elle a un réel attachement pour le patrimoine culturel et se passionne pour le méconnu et l’atypique. L’expérience immersive dans laquelle elle a été entrainée comme stagiaire a tout du kitsch : immersive, chargée et ô combien exaltante!


Alexandre Prince est étudiant au baccalauréat en histoire à l’Université Laval, où il poursuit sa passion de longue date pour l’histoire culturelle, plus particulièrement l’histoire de la mode, du costume et du corps. Les recherches sur le patrimoine kitsch réalisés dans le cadre de son stage lui ont permis de découvrir un univers esthétique fascinant qui lui était complètement inconnu. Féru de contre-culture et de recherches atypiques, c’est avec bonheur qu’il a mis de côté ses outils traditionnels d’historien pour partir en quête des photographies, cartons d’allumettes, swizzlesticks et autres témoins de l’âge d’or du kitsch québécois. Pendant deux ans, il a participé à la mise en valeur du patrimoine local en travaillant comme guide-interprète au Lieu historique national du Chantier A. C. Davie. Désormais, il veille plutôt à la mise en valeur de la Vieille Capitale elle-même en tant que rédacteur en chef de la revue Québecensia.

 

Roxanne Arsenault a réalisé des études supérieures sur le sujet du patrimoine kitsch et a fréquemment pris la parole à ce sujet dans les médias et lors de conférences. Elle est actuellement coordonnatrice à la programmation pour le Centre d’art et de diffusion CLARK. 

 

Caroline Dubuc a réalisé des études spécialisées et a plus de 15 ans d’expérience en patrimoine à Montréal. Elle est présentement commissaire au design pour la Ville de Montréal. Combinant leurs expertises et intérêts, elles ont décidé de bonifier la recherche sur le sujet avec l’aide du public.

Publié le 17 juillet 2020
Par VU