Les rhizomes des histoires —un texte de Maryse Goudreau

Ce qui me pousse à développer un projet relève souvent de cette impression qu’une pièce est manquante ou figée dans les archives historiques. C’est aussi le désir de rassembler des voix autour d’une histoire qui m’anime.

Lors de la journée d’échanges ayant eu lieu à VU en janvier 2020, j’ai parcouru plusieurs de mes travaux qui font naturellement écho à l’histoire. Mon œuvre s’est d’abord enracinée dans le champ photographique, mais elle prend aujourd’hui toutes sortes de formes. Dès 2011, j’ai paradoxalement ralenti la cadence à laquelle je produisais des images, en réaction à la démocratisation de la photographie qui a causé une surabondance de photos numériques. La nécessité de trouver du sens m’a plongée dans une quête, conduite à une image qui a marqué mon enfance : une affiche environnementale montrant un béluga et le slogan Leur avenir c’est surtout le nôtre. Je me disais que, celle-là, elle me garderait liée par le cœur à mon mode d’expression. Depuis, j’élabore une archive thématique sur ce mammifère et je tente de créer des œuvres qui contribuent à le rendre visible.

 

Image ci-haut : Rejouer la pouponnière (étude de mouvement), performance participative, 2018




Pour ceux  qui ne les voient pas, 2016

 

 

Avec Pour ceux qui ne les voient pas, j’ai réalisé une sculpture en marbre blanc représentant cinq dos de bélugas, d’une même famille, à l’échelle réelle, qui émergeaient d’un mur du terminal de traversier de Baie-Comeau. C’était une sorte de braille qui amenait à voir l’espèce, dont la population locale est en voie de disparition. D’ailleurs, une mobilisation a eu lieu à Cacouna pour y protéger une « pouponnière de bélugas », terme qui a émergé dans l’imaginaire collectif à la suite des luttes aux forages sous-marins menés dans le fleuve Saint-Laurent. Mes livres d’artiste La conquête du béluga et Histoire sociale du béluga (Éditions Escuminac, 2020 et 2016) y ont renvoyé. C’est qu’il est rare qu’on gagne une lutte en suggérant une telle référence, maternelle, comme ça s’est précisément passé à Cacouna.

 

Mon microcosme de prédilection, celui qui est au cœur de mon travail, se trouve en Gaspésie. C’est là que je m’investis pour m’opposer à l’image de la carte postale folklorisante, qui écarte les réalités sociales et écologiques du présent – une forme de déni étant perceptible dans ce type de représentation. Ma monographie L’Appel (Éditions Sagamie, 2012) témoigne de plusieurs interventions que j’ai réalisées sur les quais, actions dont l’élément déclencheur a été un incident : j’ai reçu l’appel de quelqu’un qui envisageait de s’enlever la vie sur un quai. C’est à partir de cette histoire que le quai, une porte ayant autrefois mené à tellement de rives et de routes maritimes, m’est apparu comme une impasse, avec bien des fantômes. J’ai réalisé que ce lieu au cœur du tissu social était en train de disparaître dans le silence. Le trafic maritime local avait presque été éliminé, l’exportation de bois par bateau avait totalement cessé et la pêche s’était épuisée, comme à peu près partout dans le monde, encore que l’on continuait à la pratiquer, car on n’aurait su s’arrêter.

 

C’est en constatant la fermeture des ports face à une mer fatiguée que j’ai pensé une série de performances participatives pour rassembler des citoyens sur les quais de leur communauté. Ces Manifestations pour la mémoire des quais, captées par des procédés photographiques anciens, ont permis à la fois de réoccuper ces lieux fragiles en proie à l’abandon et de les archiver. La série qui en a résulté témoignait d’une identité propre à l’Est du Canada au moment même où elle se détournait de sa dimension atlantique. J’ai mis en exposition l’ensemble des dix quais qui ont été visités sous le titre La mémoire est une arme, celui-ci suggérant une certaine violence, mais aussi, et surtout, une lutte.

 

Manifestation pour la mémoire des quais, 2011

 

C’est par hasard que la notion d’arme m’a littéralement suivie. J’ai enclenché, par la suite, un projet autour d’un véhicule militaire de la Seconde Guerre mondiale que j’ai trouvé à même le boisé entourant ma maison. Avec l’intention de transformer l’artefact en objet de fabulations et pour éviter d’avoir l’unique responsabilité de décider du sort de ce vestige chargé de sens, j’ai créé une œuvre participative : le Festival du tank d’Escuminac – première et dernière édition. Lors d’une discussion ouverte, qui s’est tenue le dernier jour de l’événement, il a été décidé que l’artefact militaire serait converti afin d’accueillir une armée d’abeilles et que le lance-flammes serait transformé en ruche pour produire du « miel de tank ». Cette décision a été prise pour contribuer à l’occupation des terres par l’agriculture et pour célébrer un territoire qui a vu trop de fermiers délaisser la région. Les gestes collectifs et collaboratifs de plus de 200 participants et de 9 artistes ont réanimé et transformé le char d’assaut, et l’ensemble du projet a été restitué par toutes ces formes artistiques : un documentaire d’observation, le Festival du tank d’Escuminac – première et dernière édition, des photographies infrarouges, des cyanotypes, des photographies documentaires, la vidéo Tankonautes, l’installation Miel de tank, des artefacts et autres fabulations fécondes.

 


Festival du tank d’Escuminac – première et dernière édition, 2015.

 

Festival du tank d’Escuminac – première et dernière édition, 2015.

 

Pour moi, l’histoire ne devrait jamais être figée. C’est pourquoi, trois années après cet événement, j’ai choisi de cacher ce tank dans la forêt avoisinante. Il pourra alors fertiliser une nouvelle génération d’histoires et laisser à la nature le soin d’en être la gardienne. L’archive est renouvelable ! Espérons que l’avenir nous entende ; le passé aspire, lui, à ce que nous l’écoutions.

 

 

Maryse Goudreau est artiste, cinéaste et chercheuse indépendante. Elle réalise des œuvres où se croisent images, documents, gestes de soin artistique et participatifs. Hybride, sa création traverse la photographie mais aussi l’essai vidéographique et photographique interactif, des dispositifs immersifs, l’art action, ou encore l’art sonore. Depuis 2012, elle crée une archive dédiée au béluga. Elle la constitue comme une œuvre ouverte pour laquelle elle assemble des données et des créations multiples, qui sont amenées à se développer sur deux décennies. Maryse Goudreau investit le champ de l’art à portée sociale avec plusieurs projets participatifs sur la péninsule gaspésienne où elle vit.

Publié le 17 juillet 2020
Par VU