Rituels —un texte de Bernard Lamarche

Texte pour les expositions Two Old Friends Play Chess de Chromogenic Curmudgeons et main sur coude à de Laïla Mestari.

 

Comme il est permis de considérer qu’un discours puisse émerger entre les œuvres d’une exposition, il est intéressant de constater que le rapprochement des plages d’une programmation façonne parfois, lui aussi, un discours entre les expositions. C’est en quelque sorte ce qui se produit entre les propositions du duo Chromogenic Curmudgeons (formé des artistes Evergon et Jean-Jacques Ringuette) et celle de Laïla Mestari.

S’il fallait d’abord se concentrer sur ce qui rapproche les deux productions, l’on devrait commencer par y relever un sens de la compulsion. Dans les deux cas, les œuvres semblent le fruit d’une force interne à produire de l’image, à faire image, et à enchevêtrer tantôt des objets divers, tantôt des fragments de la figure humaine. Les Curmudgeons entassent des objets-souvenirs, parfois reliés à des disparus, souvent à des relations avec autrui, tous attachés entre eux par et dans l’espace privé, « celui de la mémoire et de la vie intérieure ». Laïla Mestari, en revanche, charge la galerie entière de gestes accumulés, ceux qui restent relativement visibles dans les fragments d’images qu’elle présente et d’autres, dont résultent les interventions dans l’espace ou les objets sculptés.

Dans les deux cas, il s’agit bel et bien de faire preuve d’une manière engageante de créer des displays, des vitrines passablement baroques. Toutefois, le rapport à l’espace physique de l’image photographique semble opposé entre les deux productions. Dans leurs natures mortes, les premiers focalisent l’attention photographique sur une collection compacte d’objets hétéroclites ; selon un mode plus volontiers installatif, Mestari éclate, pour sa part, dans l’espace ce que la caméra a pu produire de signes.

Pour les Curmudgeons, les objets s’accumulent sur des tables de verre rendant difficile la lecture de l’espace et encore plus complexe le sens de cette collection. Avec Mestari, le volume entier de la galerie se retrouve habillé alors que des papiers peints bricolés animent les murs. Et tandis que les amoncellements d’objets du duo finissent par faire bruit, notamment dans des images encore plus déroutantes que les autres, évoquant les taches de Rorschach, chez Mestari, c’est l’accumulation des signes qui recoud, pour ainsi dire, les liens à travers la disparité des interventions et crée peut-être enfin le contraire de ce que l’humour nettement affiché annonçait de prime abord, comme un affolement.

Entre le basculement des plans de la table de verre chez les uns et, chez l’autre, le renversement de cet humour qui dévoile finalement une frénésie, un même mouvement paraît opérer, selon lequel le débordement palpable traduit des rituels particuliers dont le spectateur est invité à remonter le cours. C’est bien ce qui semble réunir ces productions, qui engagent le corps autant que l’œil.

Dans les deux cas, par ailleurs, une impression s’impose rapidement, celle que les collections offertes à la vue dépassent les catégories bien définies qui caractérisent ce qu’il s’agit d’accumuler. Ainsi, plus ou moins épars, des objets et des gestes semblent avoir été rassemblés, qui ont été touchés ou qui désirent toucher, s’inscrivant dans le texte de notre environnement depuis des décors dont on ne savait rien avant d’arriver. Si bien qu’en somme, on se demande si le titre d’une des œuvres de Mestari, Cette émotion ultime, ne pourrait pas convenir aux deux expositions présentées. En effet, les rituels offerts ici ont tout pour entrer dans les nôtres.

Publié le 3 mai 2019
Par VU

Biographie

Conservateur de l’art actuel (de 2000 à ce jour) au Musée national des beaux-arts du Québec (MNBAQ) depuis 2012, Bernard Lamarche a été conservateur de l’art contemporain au Musée régional de Rimouski de 2005 à 2012. Il avait auparavant travaillé pendant près de dix ans comme critique d’art et journaliste pour le quotidien Le Devoir. En 2018, il signait le commissariat de l’exposition Fait Main/Hand made, au MNBAQ. Il a contribué au catalogue de l’exposition Morelli, du 1700 La Poste à Montréal, en 2017. Il a publié par ailleurs un nombre croissant d’articles et de catalogues d’exposition.