Sur la vie des objets (ou des documents) patrimoniaux —un texte de Gabrielle Larocque

Le patrimoine […] nous renseigne davantage sur ceux qui l’ont patrimonialisé que sur lui-même.

(Lucie K. Morisset, Des régimes d’authenticité. Essai sur la mémoire patrimoniale *1)

 

À l’automne 2019, sept artistes de l’image entraient dans une valse autour du thème du patrimoine, menée par l’équipe du centre VU et soutenue par la Ville de Québec. Ensemble, ces acteurs et actrices allaient mettre en branle un processus que l’on retrouve aussi derrière la formation des objets patrimoniaux, mais qui résiste à leur indexation aux cimetières des lourdes procédures juridiques. La vie du patrimoine et de ses objets peut en effet être envisagée autrement et le journal Topographies, produit à l’issue de la résidence éponyme, dégage des possibilités qui, au même titre que les éléments du patrimoine culturel, lui permettent d’agir comme rempart contre l’oubli de nos cultures et histoires particulières.

 

Lorsque Simon Elmaleh visite la Société d’histoire de la Haute-Saint-Charles comme point de départ à son investigation photographique dans l’arrondissement de Val-Bélair, que Guillaume D. Cyr active son Graflex 4 x 5 de 1956 pour sonder les frontières de l’arrondissement où il vit, Saint-Sauveur, qu’Audrey Lahaie se saisit de l’immensité brutaliste des lieux et des non-lieux de Sainte-Foy, que Michel Teharihulen Savard déclenche une mémoire de son Wendake natal à partir de ses archives visuelles, que Florence Le Blanc rend visible l’intangible mythique de Beauport et Renaud Philippe, celui des scènes du quotidien migratoire de Vanier, ces artistes révèlent à leur façon des fragments d’un Québec en action dans sa culture, à la fois moderne et diversifiée, enchevêtrée et mouvante ; bref, ils et elles révèlent « un état de société et des questions qui l’habitent *2 ». On l’a compris, le patrimoine ici mis en valeur concerne la vie dans les quartiers en marge du Vieux-Québec, lui formellement protégé par le titre de patrimoine culturel mondial de l’UNESCO. À ces incontournables vestiges s’ajoute l’évocation d’une présence humaine, de ses intentions, de ses croyances, de ses inventions et de ses traces. Les investigations photographiques auxquelles on s’est ici livrés dans les quartiers touchent des pans bien réels de la culture québécoise, dans ses dimensions matérielles et immatérielles. Aucune prescription faite par le bailleur de fonds. C’est à partir des méthodes et des critères des artistes – « ce qu’il me paraît important de transmettre ou de préserver », « ce que la trace, la marque du patrimoine disent » *3… – que les patrimoines ont été documentés, puis les images, sélectionnées et assemblées dans un numéro spécial de L’Événement, un journal publié à Québec de 1867 à 1967 *4.

 

Traité par l’artiste et chercheur David Bernatchez, la médiation *5 que représente le journal semble agir comme un milieu où se construit une représentation plurielle, voire interactionnelle de la culture québécoise. Le journal sert de véhicule entre une actualité et une forme d’héritage, entre le quotidien et ses traces. Il mise, lui aussi, sur les rouages de la pratique et rend palpable la vie d’une archive historique, et ce, non seulement en restituant ce dont il parle, mais plus encore en activant sa fonction circulante. Présent par évocation – on retrouve en couverture du numéro une matrice typographique de L’Événement et on indique brièvement de quoi il s’agit dès la deuxième page –, le journal reprend vie, en version photographique, plus actuelle. Par son édition et sa diffusion, c’est le legs d’une « urgence de révéler *6 » qui semble s’animer. La sélection des découvertes photographiques et leur assemblage s’insèrent ainsi dans un véhicule entre le passé du quotidien et l’instantanéité du présent visuel. Par la distribution élargie des exemplaires du journal, certains quartiers concernés pourront agir comme des univers de sens. C’est ce véhicule qui se pose en patrimoine. Il est processuel et transforme l’écart entre le passé et le présent *7. Ce qu’il expose est un écart ouvert, où les récits, plutôt qu’être fixés sous une cloche de verre, peuvent dialoguer avec plusieurs mémoires collectives.

 

  1. *1. Lucie K. Morisset, Des régimes d’authenticité. Essai sur la mémoire patrimoniale, Québec/Rennes, Presses universitaires du Québec/Presses universitaires de Rennes, 2009.
    *2. Françoise Choay, L’allégorie du patrimoine, Paris, Éditions du Seuil, 1992.
    *3. Paroles des artistes. Propos recueillis à l’issue de la résidence, lors d’une présentation à laquelle j’ai pu assister le 8 novembre 2019 en compagnie des sept artistes ayant participé au projet et de l’équipe de VU.
    *4. Georges-Henri Dagneau, « L’histoire de “L’Événement” », dans Cap-aux-Diamants, vol. 1, no 2, été 1985.
    *5. Campé dans une réflexion intermédiale, Fabien Dumais propose les médiations comme des « nœuds de relations transformatrices des représentations entre elles, souvent à l’intersection des institutions, des dispositifs techniques et des formes de subjectivités ». Ces relations, dont les mouvements sont momentanément ralentis, révèlent des « effets de sens », les résultats d’un « travail interactionnel des significations et des formes médiatiques » (Fabien Dumais, « Une dynamique tensive », dans Intermédialités, no 30-31, automne 2017-printemps 2018).
    *6. Extrait du journal Topographies.
    *7. Jean Davallon, « Tradition, mémoire, patrimoine », dans Bernard Schiele (dir.), Patrimoines et identités, Montréal, Éditions Multimondes, 2002.

 

 

 

Gabrielle Larocque est candidate au doctorat en muséologie, médiation et patrimoine depuis 2018, sous la direction de l’historienne et théoricienne de l’art Anne Bénichou. Issue de l’anthropologie et des arts visuels, Gabrielle s’intéresse au patrimoine des arts vivants et à la rencontre interdisciplinaire qu’il induit. Sa pratique de recherche s’étant au-delà de l’institution universitaire. Ces œuvres de sérigraphie ont récemment fait leur entrée dans des collections privées et publiques (2019, MACLAU) et plusieurs collaborations l’engagent dans le filon du commissariat. Dans le projet Les Anarchives (2016, 2018) de la chorégraphe Catherine Lavoie-Marcus, elle contribue à la recherche et à l’installation en galerie où elle performe les étapes de mise en archives et en espace. Elle est derrière Le Cœur-réflexe, une exposition-performative présentée à Espace projet en 2017, en collaboration avec Possibles éditions. En 2019, elle contribue à l’œuvre Défoncer des murs, de LODHO et Jacynthe Carrier, par un essai sérigraphié sur le concept d’esprit des lieux. Enfin, son travail de documentation avec le collectif Le Broke Lab fera l’objet, à l’été 2020, d’une résidence de recherche qui culminera par un dépôt performatif dans la collection du centre de documentation Artexte.

Publié le 17 juillet 2020
Par VU