Texte pour l’exposition Visites libres de Yan Giguère.
Miel du temps
Sur les murs luisants
Plafond d’or
Fleurs des nœuds
cœurs fantasques du bois
Chambre fermée
Coffre clair où s’enroule mon enfance […]
Anne Hébert, « La chambre de bois », Le tombeau des rois
Je vis dans une très vieille maison où je commence
à ressembler aux meubles, à la très vieille peau
des fauteuils […]
le temps me tourne et me retourne dans ses bancs de
brume
Gaston Miron, « Rue Saint-Christophe », Six courtepointes
[…]
il faut aimer la terre
étrangère appropriée
* * *
[…]
nous qui sommes neige et fleuves
gels et friandises
nous qui adorons les gratte-ciels et les arbres
[…]
car nous aimons notre miel et les couchers de soleil
Paul-Marie Lapointe, « Blues », Pour les âmes
Qu’est-ce qu’une maison, une cour, un champ, une cathédrale, une chapelle, une chambre, une cabane, une remise, une rue sinon des lieux qui révèlent une présence, même fugace, même insaisissable? Des milieux cultivés, d’autres laissés en friche, des sites habités, d’autres quittés par l’homme, mais toujours suggérant la nature de celui ─ être humain, végétal ou animal ─ qui y a été de passage, comme le temps, ou qui s’y enracine, comptant avec lui. Visites libres, ce sont ces endroits, que s’est permis d’investir, de désirer, d’étudier, de scruter, voire d’épier le photographe ─ des endroits liés, de près ou de plus loin, à une histoire personnelle et souvent arrimés d’un même mouvement à un passé commun. Espaces révélateurs d’histoires et de moments particuliers : de réunions, de sourires, de coups d’œil, de cheminements et parfois de dérives. Zones peuplées d’objets ─ machines, outils, idoles, fétiches, instruments-talismans ─ qui, tels les photographies, elles-mêmes essentiellement matérielles surtout compte tenu qu’elles sont argentiques, renvoient à autant de traditions et de rites. Panoramas qui convoquent une mémoire et en appellent à un futur à la fois collectifs et individuels, faits de nécessités et de rêves, de vécus et de possibles.
Telle une collection d’objets familiers et d’autres, mystérieux, intrigants, la série se présente à la manière d’une mosaïque. Mais c’est aussi un grand fleuve qui, tantôt parsemé d’îles et tantôt de phares, de balises, se déverse, malgré tout, continument. Il offre, d’une part, à voir l’intimité cartographiée tant, à travers lui, le photographe nous convie à emprunter les sentes sinueuses et, pour peu qu’elles le soient, encryptées ou couvertes d’un jardin secret : souvenirs de famille, souvenirs amoureux et de fraternité, souvenirs de forces cohésives, d’instants partagés ou de terres désertées rencontrées au hasard des fouilles et des pèlerinages photographiques. De tous ces spécimens transmis, pour certains, entre un père et son fils ou précieusement inventoriés au fil des ans se dégage à grands traits ou avec force détails un portrait, une vie.
D’autre part, la série nous invite à éprouver les fondements d’un ensemble dont nous sommes socialement et culturellement partie prenante. De là peut-être qu’à contempler le travail de Giguère nous puissions sentir comme une sève originelle remonter en nous. Profondément, ce suc, ce sang, cette verdeur nous inondent ─ même face aux clichés d’une arrière-cour saisis en plein centre-ville, même devant les photographies de manifestants croisés au cœur du printemps-érable ou en regardant les paysages soutirés aux virées en campagne, malgré la distance. Au contact des images nous viennent donc des constats, quasi imposés par la mise en relation des divers tirages, des observations portant sur les transformations de notre monde, de notre société. À comparer les clichés anciens et les autres plus récents, nous relevons bien vite, en effet, à quel point nous nous sommes dégagés en bon nombre des principes ou coutumes fédérant les organisations rurales ou grégaires pour faire de l’urbanité et de la domesticité nos nouveaux credo.
Puis de nombreux instantanés exposant croix, madones et clochers à l’envi au sein de tout l’archipel photographique nous remémorent à leur tour que le terroir dont nous émanons en est un religieux, liturgique; ils commémorent ces sources à leur manière. Car l’univers emblématique, presqu’allégorique que restitue Visites libres joue et rejoue d’un même souffle une geste sacrée aux limites du profane. Aussi exhibe-t-il certains des artifices dont procède notre milieu. Là où statuaires bénis, mascottes et polichinelles se coudoient; là où caravanes, chapiteaux et abbatiales se tiennent côte à côte; là où une carte du tarot exhibe la figure du Pendu aux côtés d’un Sacré-Cœur; où une dévote portant le voile avoisine de jeunes militants tapageusement travestis ou à demi dénudés; et aussi ici où des constructions neuves se dressent en rangées, dénuées de singularité, dépossédées de caractère, aux environs de refuges et de caches que l’on devine tout autant colorés qu’ils se font bigarrés, la pratique photographique nous fait nous ressouvenir que notre environnement demeure inlassablement, parfois merveilleusement, parfois dérisoirement, mis en scène. Elle nous communique, dès lors, la pressante nécessité d’ériger notre monde en théâtre de la vie.
En somme, il y a chez Giguère un remarquable travail qui semble opéré à partir du lien et sur celui-ci. De fait, tout s’y passe comme si la reconstitution d’une histoire ─ tantôt vaste et tantôt spécifique ─ dépendait de la mise en contiguïté, de la profonde interrelation, par endroits surprenante, d’images pourtant hétéroclites : archives, documents ou décors, détails recueillis et captés à même le quotidien. À preuve, les tirages et contacts photographiques qui se touchent, se frôlent, soutiennent d’autres images, s’emboîtent presque physiquement les uns dans les autres pour former conjointement, indissociablement la composition et qui de surcroît s’interpellent, tout aussi fortement, eu égard à leur proximité avec un même thème. C’est celui, général, de l’habitation. Quoiqu’au-delà de cette idée, hors de tout doute fondatrice, d’autres thématiques paraissent assurer en surplomb une unité à l’ensemble : celles du paysage et du pays ─ non pas seul du territoire, mais de la communauté et de la nation, toujours amoureusement à embrasser, à reconquérir ─ telles qu’appréhendées, notamment, par des poètes comme Miron, ou peut-être Neruda. Comme chez ces derniers, d’ailleurs, l’association semble avoir joué un rôle moteur, essentiel dans l’élaboration, à la fois radiante et comme coulant de source, de l’ensemble du projet. À elle seule, l’affiliation en paraît même avoir justifié l’ampleur, ne serait-ce que pour avoir commandé l’ultime envergure, l’ultime déploiement de la fresque, de la large courtepointe qui en a découlé.
Expliquant tout autant l’hétérogénéité que la polysémie qui caractérisent le tout en dépit d’une forte cohérence ─ au même titre que l’analogie de nature parfois métaphorique, parfois métonymique qu’exerce en outre l’artiste, comme naturellement ─ l’association stimule et sollicite le regardeur sans relâche. Elle l’invite à mettre en œuvre, presque intuitivement, sa plus fine, sa plus délicate compréhension des correspondances. Elle réinjecte sans cesse la séquence de sens, d’épaisseurs et de profondeurs, vertigineuses, tant, à la manière d’Édouard Glissant, l’artiste s’est appliqué à porter attention à « ces sortes de diversités dans l’étendue, qui pourtant rallient des rives et marient des horizons ». En témoignent l’importance et la démultiplication d’autres leitmotive qui se laissent aisément remarquer à travers le flot fascinant de clichés assemblés par Giguère : affinités subtiles et énigmatiques qui sous-tendent et entretissent cette grande toile déroulée et tendue par l’artiste comme une trame traversée de nombreuses chaînes magiques, de minces fils d’argent ─ peut-être moins perceptibles au regard empressé ─, de fils de la vierge tel que l’écrirait Gracq. Ce sont des icônes : des cercles, des sphères, entre autres, qui évoquent et nous rappellent toute la part de circularité, de cyclicité de notre présence au monde. Ils nous permettent aussi de prendre la mesure de la périodicité, saisonnière surtout, dont relèvent les changements, multiples et successifs, de notre environnement. En atteste, sur un autre plan, l’importance d’un motif dans tout ce réseau : celui du cumul. Amoncellement de clés, d’appareils photographiques, suite de boîtes aux lettres ou de fenêtres, alignement d’alvéoles dans la ruche ou de loges dans le nid deviennent tous assesseurs du fait que le monde habité et à habiter est pluriel, complexe, kaléidoscopique; que, tout comme la pratique photographique et à l’instar du cristal avec ses nombreuses facettes, il est fait tout entier d’innombrables fragments. Face à eux, enfin, nous sommes forcés d’admettre que nous constituons une maille dans ce chatoyant tissu, une pierre dans ce grand monument, une onde dans ce grand affluent où, pour emprunter une fois de plus les mots de Glissant, les métissages d’îles, de repaires, de niches unissent l’humain au terrestre d’une seule coulée.