Il y a des montagnes qui marchent. Cette formulation fantaisiste qui a teinté la programmation 2019-2020 de VU brosse un portrait évocateur, celui d’une montagne immense qui s’avance sur l’horizon. D’un géant aux apparences immuables, mais dont l’inertie n’est qu’illusion. Cette métaphore nébuleuse trouve écho dans l’imaginaire folklorique, se déploie dans de nombreux mythes relatifs aux permutations géologiques. Sur les côtes de Gascogne, au sud de la France, la force des vents constants agit sur les monticules de sable du littoral. Lentement mais sûrement, d’infimes particules cristallines sont balayées par les bourrasques jusqu’à ce que des collines entières se meuvent vers l’intérieur des terres, en menaçant de tout engloutir sur leur passage *1. Dans le désert d’Atacama, en Amérique du Sud, l’idée de translation montagneuse découle du spectacle éruptif des volcans s’éveillant, et de l’amoncellement subséquent des laves sur la croûte terrestre *2. Au nord du Québec, les tissekau – collines rocheuses résiduelles – font l’objet d’une illusion de remous. Cet effet optique est engendré par les hardes massives de caribous qui gravissent les formations rocailleuses pour y brouter la toundra *3. En dépit des divergences géoculturelles inhérentes aux trois cas cités, l’image sublime des « montagnes qui marchent » semble resurgir avec persistance dans l’inconscient collectif.
Nombreuses sont les analogies qu’on pourrait établir entre de tels phénomènes et les opérations subtiles mises en œuvre chez VU au cours de la dernière année. À l’image des montagnes mouvantes, les transformations qui s’effectuent dans un centre d’artistes ou dans une pratique artistique sont parfois d’une telle incommensurabilité qu’elles deviennent imperceptibles sans le recul nécessaire pour en apprécier toute l’ampleur. Dans la même veine, les mutations peuvent s’étirer sur une si longue durée qu’elles échappent à l’observation en temps réel : on ne les constate qu’après de nombreuses années de changements progressifs. D’autres fois, c’est le cumul infini de manifestations microscopiques – à l’instar des légers transferts de grains de sable – qui occasionne d’éventuelles répercussions, plus grandes. Les anomalies naturelles mentionnées en amont ouvrent d’autres brèches symboliques tout aussi expressives : les dunes de Gascogne provoquent l’ensevelissement graduel de tous les éléments qui se trouvent sur leur chemin, jusqu’à les engouffrer complètement, renvoyant dès lors aux processus de disparition ; les éruptions volcaniques d’Atacama suggèrent, quant à elles, des choses inertes et cachées, en dormance, mais qui peuvent resurgir à tout moment ; les truchements perceptifs des tissekau rappellent, pour leur part, que les apparences sont trompeuses et qu’elles recèlent des réalités souvent insoupçonnées.
En s’intéressant aux gestes voilés et aux images latentes, à ces choses qui se trament sous la surface et qui se dérobent au regard, VU articulait cette année une thématique en pleine adéquation avec des circonstances matérielles qui bouleversaient les activités de diffusion habituelles de l’organisme. Puisque les travaux de réaménagement prévus dans le bâtiment de la coopérative Méduse empêchaient la tenue d’une programmation régulière d’expositions en galerie, le centre s’est tourné vers d’autres voies de diffusion telles que les expositions hors les murs, les événements et la publication. Nul n’aurait pu prévoir que ces mesures allaient redoubler en raison de la crise sanitaire. L’année a donc été ponctuée de projets spéciaux, décloisonnés, qui conféraient davantage de visibilité aux actions destinées au développement des artistes et de leur communauté. Les résidences de création pullulaient et les projets d’édition prenaient forme. Certaines initiatives, comme des ateliers professionnels ou créatifs, permettaient aussi de privilégier la transmission du savoir-faire à la collectivité, par la médiation culturelle.
Ce qui émerge de ces contemplations initiales, en ce qui concerne tant l’élaboration de la thématique globale que son déploiement alternatif, c’est la dichotomie du visible et de l’invisible. En 2020, ces notions ont perpétuellement surgi sur la scène des arts visuels au Québec : il a été question de la visibilité des arts visuels dans les médias, de la mise à l’écart des arts visuels dans l’angle mort de la relance culturelle, et de la visibilité des artistes de la diversité culturelle. Au-delà de ces considérations topiques ancrées dans l’actualité, le concept d’invisibilité fait surgir un spectre qui hante les mondes de l’art depuis des lustres : celui du travail invisible. Le travail invisible est celui qui n’est pas vu, valorisé et/ou rémunéré. Il est généralement négligé, ignoré, voire minimisé, et ce, même lorsqu’il s’avère fondamental. Lorsqu’on se penche sur la vocation d’artiste, impossible d’ignorer l’invisibilisation répandue du travail lié aux divers processus de recherche et de création, ou encore aux innombrables tâches complémentaires mais nécessaires à la profession.
Les racines féministes du concept de « travail invisible » permettent de poser des balises quant à différents enjeux qui touchent le milieu artistique. Émanant du féminisme de deuxième vague – avec la publication notable du manifeste Wages Against Housework de l’activiste Silvia Federici en 1975 *4 –, l’expression dénonçait l’imposition systématique des responsabilités domestiques aux femmes : les tâches ménagères, le labeur émotionnel et la charge mentale du foyer. Historiquement, on justifiait la répartition inégale du travail en s’appuyant sur une présomption de prédisposition féminine au soin et à la bienveillance. On s’était convaincus (à tort) que les femmes n’avaient pas besoin de compensation ni de reconnaissance pour l’accomplissement de gestes attentionnés qui, selon les croyances, advenaient naturellement chez elles *5. Ce précepte permet d’alimenter la réflexion sur le travail invisible des artistes et des travailleurs(-euses) culturel(le)s. Résistant aux valeurs productivistes de l’impératif capitaliste, le travail artistique est, lui aussi, souvent considéré comme une mise en œuvre instinctive d’une passion innée, d’un besoin que l’on assouvit par amour pour l’art, et non par besoin de rétribution *6. D’où la normalisation de la précarité financière dans le domaine. Le travail invisible inhérent à la sphère artistique est pourtant bien réel et indispensable aux rouages de l’industrie culturelle : nombreuses sont les heures non comptabilisées de préparation, de perfectionnement, de développement, d’idéation et de conception dans ce domaine. Nombreuses aussi sont les initiatives de centres comme VU qui, bien au-delà de leurs responsabilités conventionnelles, prennent soin de leur communauté en pratiquant l’hospitalité, le partage et l’accompagnement.
La photographie est particulièrement révélatrice de ces enjeux du travail invisible, auxquels elle permet de réfléchir. D’une part, son dispositif implique l’indiscernabilité relative du geste créateur, dans la mesure où celui-ci échappe au caractère tangible du savoir-faire manuel. L’invisibilisation des procédés photographiques provient notamment de méconceptions perpétuées depuis longtemps dans la pensée théorique. C’est Roland Barthes qui stipulait que le noème de la photographie réside dans le « ça-a-été », dans le fait que le « référent adhère » et que l’appareil ne ferait qu’enregistrer une réalité captée par la lumière *7. Comme si l’artiste n’y était pour rien et que l’image apparaissait d’elle-même. Comme si le travail de création n’était activé qu’au moment précis de la captation, les efforts consacrés, en amont, à la recherche et, en aval, à la postproduction, étant ainsi ignorés. Le théoricien André Rouillé réfutait ce constat en rétorquant qu’au contraire, la photographie serait « de part en part construite » et qu’elle ferait « advenir des mondes » grâce à l’intervention créative du photographe *8. Ce mode d’expression s’avère d’autant plus pertinent pour sonder l’invisible puisqu’il permet de rendre visibles des phénomènes qui, autrement, passeraient inaperçus. Dans son essai On the Invention of Photographic Meaning, Allan Sekula avançait justement que l’image photographique serait investie d’un « pouvoir magique », celui de « pénétrer les apparences » et de « transcender le visible » pour en « révéler les secrets » *9. En tenant compte de ces propos, dix artistes de la programmation 2019-2020 de VU ont été invité(e)s à soumettre une image de leur choix, qui tend conceptuellement vers cet acte de (dé-)voiler le visible.
Ces images attestent une sensibilité propre aux photographes : leur capacité à déceler et à capter des occurrences furtives qui échappent à l’inadvertance. Incessante, cette disposition curieuse et attentionnée est constitutive du travail invisible qui compose le quotidien de l’artiste et qui teinte constamment son rapport au monde. Témoignant de cette perpétuelle ouverture à recevoir les inspirations inattendues que lui réserve la vie, Hua Jin a fait resurgir une photographie saisie dans les moments interstitiels de sa résidence chez VU, et qui serait, autrement, tombée dans les méandres de l’oubli. Débora Flor, quant à elle, nous a donné accès aux coulisses d’un exercice de médiation, celui où la pratique individuelle s’invisibilise pour tisser des liens et dégager un espace de création pour autrui. Certain(e)s artistes ont adopté une posture de collectionnement et d’archivage, préservant des réalités qui nous filent souvent entre les doigts. Florence Le Blanc a capté les traces parallèles d’une présence touristique révolue, détournée par de nouveaux aménagements routiers, alors que Johan Hallberg-Campbell a immortalisé les derniers vestiges d’une histoire laissée en suspens, soit l’héritage côtier de villages de pêche. Clint Enns a récupéré et singularisé un cliché énigmatique glané dans le vortex anonyme du web, celui d’une figure dont l’identité masquée miroite celle cachée derrière l’amas chambranlant conçu par Pierre&Marie, en un instant fugitif, juste avant que tout ne s’écroule. Cristian Ordóñez a saisi la nature en friche qui reprenait ses droits sur la culture, un peu comme cette matière qui, chez Marjolaine Bourdua, a assuré la conservation d’une image résiduelle autant qu’elle en a dissimulé le contenu. Dani Hausmann a reconstitué un espace liminal et nous a convié dans le secret de la marge, pendant que Jean-François Prost nous a montré l’envers du décor urbain occulté par la mise en scène d’un quartier consacré au spectacle. Décidément, les révélations que nous ont procurées ces artistes reflètent avec brio l’énonciation emblématique de Jacques Rancière : « [Les artistes] se proposent de changer les repères de ce qui est visible et énonçable, de faire voir ce qui n’était pas vu, de faire voir autrement ce qui était trop aisément vu, de mettre en rapport ce qui ne l’était pas, dans le but de produire des ruptures dans le tissu sensible des perceptions et dans la dynamique des affects *10. »
*1. Henri Lecoq, Éléments de géologie et d’hydrographie, ou Résumé des notions acquises sur les grandes lois de la nature, Paris, J.-B. Baillière, 1838, p. 338. *2. Patrick Wagnon et Fabrice Pawlak, Sommets incas. Les plus belles courses des Andes centrales, Grenoble, Éditions Glénat, 2004. *3. Louis-Edmond Hamelin, « Aspects biogéographiques d’un écoumène pour caribou au Québec nordique », dans Études géographiques. Mélanges offerts par ses amis et disciples à Georges Viers, Toulouse, Université de Toulouse-Le Mirail, 1975, p. 316. *4. Silvia Federici, Wages Against Housework, Bristol, Power of Women Collective/Falling Wall Press, 1975, n. p. *5. Barbara Ehrenreich et Arlie Russell Hochschild (dir.), Global Woman: Nannies, Maids and Sex Workers in the New Economy, New York, Henry Holt and Company, 2002, p. 9. *6. Macushla Robinson, « Labours of Love: Women’s Labour as the Culture Sector’s Invisible Dark Matter », Runway Journal, Re/production, no. 32, [en ligne], http://runway.org.au/labours-of-love-womens-labour-as-the-culture-sectors-invisible-dark-matter, 2016. *7. Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980, p. 120. *8. André Rouillé, La photographie. Entre document et art contemporain, Paris, Gallimard, 2012 (2005), p. 15-16. *9. Allan Sekula, « On the Invention of Photographic Meaning », dans Victor Burgin (dir.), Thinking Photography, Londres, Red Globe Press, 1982, p. 94. *10. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2008, p. 72.
Hua Jin, 2020February, 2020
Débora Flor, La boîte à souvenir, 2020
Florence Le Blanc, photographie de la série Trajectoires du mythique, photographie, 2019
Johan Hallberg-Campbell, Grand Bruit, 2010
Clint Enns, Internet Vernacular – Orange Body Suit
Pierre&Marie, la légèreté des apparences IV, 2020
Cristian Ordóñez, Grassland Rai, 2016
Marjolaine Bourdua, documentation photographique du projet de création réalisé dans le cadre de la résidence à VU, 2019
Dani Hausmann, Cannettes, 2019
Jean-Francois Prost, Sans titre, site #3, Quartier des spectacles, Montréal, 2013
Michelle Drapeau est une historienne de l’art, autrice et commissaire originaire de Moncton (NB) et basée à Québec. Commissaire adjointe de Manif d’art – La biennale de Québec depuis sa neuvième édition, elle compte à son actif des expériences à titre de conservatrice adjointe de l’art actuel au MNBAQ; coordonnatrice du Symposium international d’art contemporain de Baie-Saint-Paul; et coordonnatrice aux communications et aux développements de l’OEil de Poisson, entre autres. En tant que commissaire, elle a notamment signé le parcours d’art public permanent Images Rémanentes à Moncton et elle assure la programmation des expositions dans les bibliothèques de Québec. Michelle Drapeau est présidente de la Foire en art actuel de Québec ainsi que co-fondatrice et directrice de la production d’À l’est de vos empires.