Dans le cadre de l’atelier d’écriture Aucun mot n’est une île, réalisé par Claire Moeder les 25 et 26 mai 2019 dans les espaces de production et les galeries de VU.
« Nul homme n’est une île, entière en elle-même;
tout homme est un morceau du continent,
une partie de l’ensemble »
John Dionne
Je te cherche dans des mots qui ne m’appartiennent pas, qui ne t’appartiennent pas non plus, qui n’appartiennent plus à personne car aucun mot n’est une île. À moins que cette île voyage et se transforme, comme la dérive des continents qui a fait d’une mer tropicale le sommet d’une montagne boréale.
Il faut que « elle » soit là pour que tu y sois aussi. Tu écris souvent au je mais je l’entends elle quand même. Tu entres souvent dans des mondes souterrains et tu l’amènes avec toi, puisque c’est elle qui fondera le ministère de l’intérieur.
Et toi tu retournes au lointain. Mais il faut dire que nous n’avons pas tous le même lointain. Nous ne sommes pas partis du même endroit pour nous rendre jusqu’ici. Et nous n’avons pas posé nos bagages au même moment.
Il a fallu que j’emprunte le pont entre tes yeux et tes mains pour essayer de voir ce que tu vois. Pour te laisser me guider vers des sommets enneigés où tes rêves dialoguent avec le vent.
Pendant ce temps tu es parti ailleurs, loin, sculpter des continents en dents de scie. Découper des formes pour les réassembler, construire un monde bien plus coloré que le nôtre, où rien ne nous fait peur.
Car tu cherches la direction que tu connais le moins, même si tu penses aller vers ce que tu connais le mieux. Il y aura toujours un coin de la page où il sera possible d’ajouter de nouveaux mots en lettres capitales, pour s’assurer de bien les voir parmi les autres.
De toute façon tu ne seras jamais loin, ici et maintenant, là et demain. Tu écriras toujours de plus longues phrases qu’on se plaît à relire pour les voir se transformer. Pour comprendre que c’est toi qui fait dériver les continents.
Anne-Marie
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Photo : Mélissa Pilon
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Les mots se noient, dérivent dans le sens du courant. Aussitôt prononcés, les mots sont engloutis et vont tourbillonnant sous les remous de la rivière. Telle est la parole, toujours prisonnière de son propre flot. À la fois apparaissante et disparaissante, la pensée orale fait miroiter la surface du flux continu de nos perceptions, de nos réflexions, de nos émotions; toutes aussi profondes qu’inexprimables. Chacun.e porte sa rivière de mots ; des mots entendus, des mots lus, des mots dits, de mots remémorés, des mots non-dits…
Les mots coulent, de lacs en rapides, érodant au passage un paysage en construction. Ce paysage se construit de toutes les rivières que nous portons, aussi de tous les sédiments qui s’y déposent. À la rencontre des rivières se forment des fleuves où de nouveaux mots remontent à la surface, où de nouvelles réflexions bouillonnent dans les profondeurs. Les paroles échangées font face aux marées et aux vents qui agitent le courant, lui faisant parfois perdre son sens.
Les mots se dirigent pourtant inévitablement vers la mer, puis vers l’océan. S’échappant du lit contraignant des rivières, les mots-océans participent tous ensemble au brouhaha de l’excès, assaisonné du sel des larmes versées. Et, le cycle de ne cesse de tourner, et les paroles retombent chuchotantes comme la pluie pour revenir aux rivières.
Gentiane
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Photo : VU
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C’est avec nos mots que la salle est pleine de choses à faire
Captif dans cette ville de souvenirs infinis
Tu fondes en tes veines
Le ministère de l’Intérieur
Des vertiges se creuseront à même tes yeux à force d’espérer les orages comme un dessert.
Tire les rideaux
Veux-tu
Résume ton corps
Nous sommes ensemble
À étirer le sens du courant
À redire en marge
La forme de l’autre
Dgino
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Photo : Céline Huyghebaert
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Notre maison est une île encerclée de fables. On voit souvent des fantômes par les fenêtres. Ils murmurent des choses qui traversent les vitres. On entend sschhhhhhhh, comme ça, quand on traverse les pièces ; sauf quand le ventilateur du frigo se met en route. Le soir on tire tous les rideaux. On se regarde chercher quoi dire aux autres. On vit dans un monde bichromatique. On pense en noir et blanc. Nos peaux sont épaisses et craquelées. Des squames en tombent en flocon quand arrive l’hiver. Le sol de la maison se recouvre de poudre blanche. Ça devient plus difficile de se lever ou de s’asseoir, puis d’ouvrir les portes, de se rendre d’une pièce à une autre, de tendre le bras pour attraper une casserole, de s’embrasser, de bouger les muscles du visage pour parler, d’ouvrir les yeux. Il faut attendre que le vent souffle fort, et qu’une grande vague emporte tout : la poussière, les meubles et les vêtements, les livres, la nourriture et la vaisselle qui traînaient sur les tables.
Céline
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Photo : Mélissa Pilon
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Elle est le rocher des tempêtes, un monument du souffle coupé, vestige de la fatalité,
près des brûlures du froid. Et il se creuse dans mes yeux continentaux.
Un premier abandon, une veine blanche, une chute qui remonte.
Nous y sommes ensemble, intérieures, dans une danse intérieure. Un slow-slow.
Milles mains qui écrivent et encore des blessures.
Et si l’on s’ouvrait ? Et si nos yeux devenaient des montagnes ? Et si nos mains devenait pianos ? Et si l’on devenait le pont de la Concorde, l’édifice du Soleil, l’armée rouge tulipe ? Et si l’on renversait les mots ? Et si l’on devenait l’encre qui guide ?
Mélissa
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Photo : Claire Moeder
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C’est comme un haiku mais vraiment long
Je sculpte des continents intérieurs
en dent de scie
Dans le sens du courant
Dehors tout me fuit
L’orage comme un dessert
Hurle mon paysage
J’ai encore la force de marcher
Mes ressacs
Migraine sonore
Me coupent les pieds
Les mains les liens
Je n’ai plus de quai
Je suis née dans une forêt
Profonde jusqu’aux os
J’ai été jetée à la mer
Elle m’a recrachée
En cicatrices festives
Rosées chavirées
Je suis ce qui me tremble
Rouge érosion
Des mots ma peau dans la gorge
J’ai dévêtu mes os
Les effacement me parlent
Je suis le rocher des tempêtes
Claire