Texte : Rose Eliceiry / Images : Laurence Grandbois Bernard
(Traduction du texte en anglais plus bas)
Demeurer, cela n’existe nulle part
Rilke
S’attarder dans une ville la nuit est un exercice étrange. Il implique qu’on traverse un territoire conçu pour la cohabitation, parfois mal, parfois bien, mais soudain déserté, libéré de ses fonctions, vidé de sa raison d’être et de l’excitation journalière. Dans une ville, la nuit, il ne reste que les tracés, les usures, les sillons, la mémoire d’une vie partagée. Et, pour celui qui s’attarde, parcourir une ville la nuit, c’est aussi accueillir, seul sur son versant du monde, parmi le délaissé, le spectacle inusité d’une multitude de structures qui s’allument derrière les fenêtres. Car voilà que, progressivement, le monde se parcelle, s’organise en fragments, acquiert des formes nouvelles, singulières, autonomes. Et si demeurer, c’est-à-dire se poser définitivement, n’existe nulle part, s’aménager un abri est, pour sa part, une expérience très tangible. Elle répond au besoin de se blottir dans l’espace, de s’y creuser un refuge qui nous ressemble, qui nous rapaille et où ordonner, loin des regards, le visible et l’invisible, les habitudes, les odeurs, les désirs. Derrière chaque fenêtre, c’est donc une réelle architecture de l’intime qu’il est donné de rêver, une manière d’habiter sensiblement le territoire, d’en prendre soin, de le scinder, d’en négocier les usages pour finalement y reconnaître un chez-soi chargé de sens.
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Habiter 1.
L’éblouissement est une science précise
il s’accomplit dans cet angle où la beauté nous excède
on en garde longtemps l’empreinte sur ses yeux
et puis, on s’assoit derrière son visage
on se surprend à reconnaître la lenteur indemne des choses
leur profondeur de champ
dans le fragile découpage de l’ordinaire
on suit le trajet de l’air entre les bibelots
on se demande si le calme peut parfois être tragique
si, au contraire, il l’est nécessairement
on arpente les lieux
le jour a les surfaces qu’on lui connaît
le dos plat, le geste tiède
on sait l’urbanisme savant de nos corps
l’emboîtement des passages
le silence nous semble arbitraire
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Habiter 2.
Dors amour
je range la vaisselle
une blessure à la fois
je creuse des couloirs aux formes improbables
dans ce qu’il me reste de mots
j’érige de l’espace
je ferme la fenêtre amour
j’entends encore
les crépitements d’une foule qui s’endort
dans la fièvre
quel œil saura maintenant me retrouver
totale comme
une figue dans la main
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Habiter 3.
Tu me l’as dit
là où l’absence
s’occupe de plier les draps
c’est l’heure de célébrer la lumière
For to stay is to be nowhere at all
Rilke
Moving through the city at night is always a strange experience: this space designed for living together—whether poorly or well—is now deserted, freed from its daytime hustle and bustle, its utility, indeed its raison d’être. At night, only the worn paths, the memory of a shared daylight life, remain. For the urban wanderer, alone on their little patch of planet, night walking is also a way of being open to the glowing structures glimpsed through the countless windows around them. The world gradually breaks down into discrete fragments, takes on new and singular forms. “To stay,” that is to remain in a place definitively, is perhaps to be nowhere at all. However, to make a temporary shelter for oneself is unarguably a deeply concrete and tangible experience. It fills the need to curl up in a space, to create a refuge that’s right for you, a place to get it together, far from prying eyes, a place to catalogue habits, smells, desires, the visible, the invisible. Behind each window, there is an entire architecture of intimacy to be dreamed, a way of living in a place, of caring for a place, of organizing it, of using it, of truly making it into a home, a place of meaning.
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Dwelling 1.
Wonder is an exact science
practised in a place of beauty overwhelming
leaving its outline floating in the eyes
so we sit down behind its face
surprised to recognize things and their unscathed slowness
their depth of field
in the fragile cut-out of the everyday
we follow the air wafting among knick-knacks
can calm sometimes be tragic?
maybe it has to be
we cover ground
daylight and its contours familiar
straight-backed, gestures meek
we know the wisdom of our bodily architecture
the interweave of our paths
for us, silence is arbitrary
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Dwelling 2.
Sleep my love
I put away the dishes
one wound at a time
I dig impossible tunnels
through the only words I have left
I hollow out a space within them
I close the window my love
I can still hear
the crackle of a feverish crowd
almost asleep
what eye will look upon me now
complete like
a fig in the hand
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Dwelling 3.
You told me
where absence keeps busy
folding the sheets
now is the time to celebrate light