Texte : Mathilde Bois / Images : Nicole Jolicœur
(Traduction anglaise du texte plus bas)
Parfois, certaines images, enfouies dans les vieux livres ou rendues invisibles à force d’être érigées en modèles, ressurgissent des classeurs, désarmantes, insaisissables, résistantes. Parfois apparaissent des images qu’on ne peut surplomber du regard, qu’on ne peut voir que si l’on se met à la mesure de ce qui s’agite en elles, si on les laisse nous habiter.
Depuis près de quarante ans, Nicole Jolicœur élabore une œuvre installative, photographique, textuelle et vidéographique qui puise à ces rencontres imprévisibles avec des images d’archives. Rencontres avec des images qu’il s’agit de tirer de l’oubli, de dégager de l’imaginaire où elles ont été classées – celui de la preuve médicale, de l’iconographie religieuse, du pittoresque de l’espace urbain, etc. – de manière à restaurer leur instabilité, à leur redonner une profondeur. Car, si les photographies figent les corps qu’elles exposent à la surface craquelée du papier, on peut regarder ces images de façon à en faire des plaies ouvrant sur une réalité multiple et refléter ce qui vit encore en elle dans une nouvelle peau.
Ainsi, à la fin des années 1980, Jolicœur entreprend un travail à partir de photographies de femmes internées à la Salpêtrière au XIXe siècle : les corps mis en scène par les regards scrutateurs des médecins et photographes se trouvent réassemblés, recouverts d’un tissu de traits dessinés, voilés de soie – un voile qui à la fois dissimule ces femmes aux regards les réifiant en objets et offre une surface qui peut capter les échos chatoyants de cette vie de désir, de souffrance et d’extase qui fait l’intimité du corps. C’est le même voile qui se trouve, quelques années plus tard, drapé autour de la tête de l’artiste dans une série réinvestissant le même motif où, dans les plis et les nœuds du tissu, se dessinent des traits équivoques, changeants. Mimer, réincarner les images devient une façon de se mettre à l’écoute du murmure de ces corps muets faisant l’épreuve de la défaillance du langage : une façon de faire des images ces bouches voilées que met en scène l’artiste dans sa pratique récente, des bouches dépossédées de leur voix, que l’on entend par des craquements et des bruissements en deçà des mots.
Les images d’archives sont tantôt recouvertes, tantôt découpées, tantôt performées, puis réagencées, au sein des installations, des livres ou des vidéos de l’artiste, en de nouveaux récits, où les images entrent en résonance avec des mots redécouverts pour elles : par ces gestes prend forme quelque chose comme un soin des images, par lequel ces documents sont mis en mouvement, se font entendre dans les échos d’une nouvelle voix.
Après des études en histoire de l’art et en philosophie, Mathilde Bois a complété une maîtrise sur la phénoménologie de la conscience d’image chez Edmund Husserl. Ses textes sur l’art ont été publiés dans différentes revues québécoises, et ses oeuvres ont été présentées au Québec et en Europe. Elle est désormais collaboratrice scientifique à l’Institut für Transzendentalphilosophie und Phänomenologie (Wuppertal).
Image ci-haut :
Comme si 2016
Vidéo HD, monocanal, stéréo. 4 min.29 sec. Distribution GIV. Crédit photographique : Nicole Jolicoeur.
Toucher sur image (vibrato) 2015 Installation vidéo, bicanal, stéréo. Documents et photographies de presse du Trio Hilger, vases en verre, table. Dimensions variables. Collection de l’artiste. Crédit photographique : Renée Méthot - Galerie des arts visuels, Université Laval Québec.
Toucher sur image (vibrato) 2015 Installation vidéo, bicanal, stéréo. Documents et photographies de presse du Trio Hilger, vases en verre, table. Dimensions variables. Collection de l’artiste. Crédit photographique : Renée Méthot - Galerie des arts visuels, Université Laval Québec.
Archives vagabondes 2014
12 Images : Encre giclée, montage sous acrylique, support aluminium 63cm x 68cm ch. Présentoir : livre de photographies GG de Clérambault, psychiatre et photographe, Polaroids de Nicole Jolicoeur. Collection de l’artiste.
Crédit photographique : Guy l’Heureux.
Archives vagabondes 2014
12 Images : Encre giclée, montage sous acrylique, support aluminium 63cm x 68cm ch. Présentoir : livre de photographies GG de Clérambault, psychiatre et photographe, Polaroids de Nicole Jolicoeur. Collection de l’artiste.
Crédit photographique : Guy l’Heureux.
Syncope 2014 Installation vidéo, monocanal, stéréo. Projection en boucle sur écran fond de scène noir. Dimensions variables. Collection de l’artiste. Crédit photographique : Guy l’Heureux.
Déprises II 1999 Installation photographique composée de 11 sorties numériques Lambda couleur de 53 x 76 cm. Dimensions de l’installation, environ 3.5 x 7 m. Collection : Musée National des beaux-arts du Québec. Crédit photographique : MNBAQ.
La Voie parfaite 1994 Installation photographique de 5 épreuves argentiques, reproduisant des documents tirés du livre De l’angoisse à l’extase du neurologue Pierre Janet, posées sur des angles de métal et recouvertes de pongé de soie. Peints au mur à l’acrylique blanc irisé, 5 extraits des Litanies à la Vierge-Marie. Installation à dimensions variables. Collection : Musée des beaux-arts du Canada. Crédit photographique : MBAC.
La Vérité folle 1989 Installation comprenant des photos d’archives relatives aux travaux sur l’hystérie du neurologue Jean Martin Charcot, tirées sur une longue bande de papier photographique. Ainsi que14 dessins sur verre, des plaques de laiton et une murale composée de deux photographies couleur et d’un tracé à l’acrylique noire reconstituant le tableau d’André Brouillet Une Leçon clinique à la Salpêtrière (1887). Les dimensions de l’installation sont variables. Collection : Musée d’art contemporain de Montréal. Crédit photographique : Denis Farley.
La Vérité folle 1989 Installation comprenant des photos d’archives relatives aux travaux sur l’hystérie du neurologue Jean Martin Charcot, tirées sur une longue bande de papier photographique. Ainsi que14 dessins sur verre, des plaques de laiton et une murale composée de deux photographies couleur et d’un tracé à l’acrylique noire reconstituant le tableau d’André Brouillet Une Leçon clinique à la Salpêtrière (1887). Les dimensions de l’installation sont variables. Collection : Musée d’art contemporain de Montréal. Crédit photographique : Denis Farley.
Sometimes, certain images (whether from old books, or simply erased by their own iconicity) emerge from the archives to reveal themselves to us: powerful, elusive, resistant. These images are often impossible to appreciate from afar—we can only truly see them if we get down to their level and let them take root within us.
For almost four decades, Nicole Jolicoeur has been creating installations, photographs, texts, and videos that draw on unpredictable encounters with archival images. For Jolicoeur, these images—medical imaging, religious iconography, cityscapes, etc.—must be saved from oblivion, and from the worldviews that gave birth to them in such as way as to reawaken their instability, to reendow them with depth. For while photography indeed freezes the bodies it exposes to the crackled surface of the paper, we can also see these images as open wounds in the flesh of a manifold reality, forming a new skin, showing what lives on within.
In the late 1980s, Jolicoeur began working on a project using nineteenth-century photos of women institutionalized at Paris’s Salpêtrière asylum. These bodies, once exhibited and examined by doctors and photographers, are now brought together covered with fabric, line drawings, and silk—a veil that both protects them from the objectifying gaze, and serves as a membrane for capturing echoes of the body, of its life of desire, suffering, and ecstasy. Jolicoeur would later wrap this same veil around her own head, reviving motifs of ambiguous and shifting lines that emerge among the folds and knots of the fabric. The act of reproducing and reincarnating images becomes a way both of listening to these silent bodies, and of experiencing the breakdown of language. This is indeed a mode of image-making similar to that of the veiled mouths that Jolicoeur explores in her more recent works, mouths deprived of their voices, mouths we can only hear through the crackling and rustling at work beneath the surface of language.
Here, archival images are sometimes obscured, sometimes cut up, and other times performed and remixed into installations, books, and videos—narratives in which they can resonate with words rediscovered just for them. Through these gestures, a form of care towards images emerges, breathing life and movement into the archive, in short, giving it a new voice.
Avertissement : Le texte et les images sont protégées par le droit d’auteur. Toute reproduction est interdite. / Warning: The text and images are copyrighted. Any reproduction is strictly forbidden.