Ensevelir le compte des heures bleues —un texte de Claire Moeder

Texte pour l’exposition Trilogie bleue de Shuwei Liu.

 

Je compte les images – 30 images sans secondes, aucun battement du temps. Suspendues et étendues, au vent et sans cadran, comme des drapeaux sans mots. Les images ne se comptent plus ni en secondes ni en heures. Derrière toi, l’illusion de mouvement est délaissée et le monde se fige en ombres bleues et en lumières confuses. Alors c’est moi qui fais les comptes. Je compte jusqu’à 30 et la terre est bleue comme une orange. Je dénombre les lumières et les paysages. J’énumère les personnages, ils se sont déjà détournés. Je dénombre les silhouettes, l’horizon se perd. Il reste un reflet, une surface, une ligne vacante et le vide qui compte triple. J’ai fait les comptes, mais le bleu est inchiffrable. Alors je refais les comptes.

Des images creusées dans le moment, plongées dans l’indigo.

Des images séchées au vent du présent.

Des images bercées dans le bleu de l’enfance.

Des images soufflées par la couleur de l’errance.

Des images figées sur la paroi du monde.

Des images naviguées hors de portée.

Je dénombre les images qui s’oublient, je leur dessine des chiffres dans les yeux. Je suis la comptable des images secondes teintées du bleu du monde multiple comme une orange. Chassons le bleu du revers de la main, il reviendra toujours danser sous l’eau, là où il n’y a plus de bateaux. Là, en apnée, le bleu cesse de compter et navigue en creux de vague. Là, tu fais face aux images immenses et partielles, flottantes et figées, cadrées et assidues. Et tu les libères, l’une après l’autre, dans un autre océan.

Publié le 5 mai 2017
Par VU

Biographie

Claire Moeder est auteure, commissaire, formatrice et rédactrice auprès des artistes. Elle publie régulièrement dans les revues Ciel variable et esse art + opinions et a collaboré comme chroniqueuse pour ratsdeville et CIBL à la radio. Elle a contribué à des publications consacrées à la photographie dont Le Mois de la Photo à Montréal (2009) et Christian Marclay : SNAP! (2010). Ayant pris part à des résidences pour commissaires (International Studio & Curatorial Program, Est-Nord-Est, La Chambre Blanche, DARE-DARE), elle a récemment conçu les expositions de Sayeh Sarfaraz (Maison des arts de Laval et The Invisible Dog Art Center, Brooklyn, 2014) et de Jacinthe Lessard-L. (Maison des arts de Laval, 2016), ainsi que Loin des yeux (Optica, 2016). Ses recherches sur les usages actuels de l’image sont guidées par une quête attentive des formes de l’invisible, où la contemplation de ce qui échappe au regard lui permet de réinventer un rapport mouvant au monde.