Icare —un texte de Sylvain Campeau

Texte pour les expositions L’essor de Matthieu Brouillard et MARGES de Jérémie Lenoir.

 

Le centre VU présente deux artistes dont les travaux sont très différents. Pourtant, l’un d’eux, Matthieu Brouillard, nous offre l’histoire d’une performance qui mène le protagoniste à une expérience visuelle dont les œuvres du second, Jérémie Lenoir, paraissent être la représentation.

Matthieu Brouillard, avec L’essor, donne la vedette à un des sujets de ses projets antérieurs, qui nous présentaient des personnages assez singuliers, cherchant désespérément à préserver leur individualité, acharnés à s’extirper d’un environnement envahissant, décor grotesque qui les incorporait à sa matière même. Ce sujet, Christian Forget, est atteint d’albinisme oculo-cutané et il désire, plus que tout, voler en parapente. Malgré sa condition dont découlent une peau dépigmentée ultrasensible aux rayons du soleil et un important handicap visuel, il a obtenu la permission d’effectuer des vols en solo, pourvu qu’il reçoive l’assistance radio d’un instructeur. Le voilà prêt, à 63 ans, à prendre son envol!

La référence au personnage mythique d’Icare, qui s’est brûlé les ailes en voulant atteindre le soleil, est ici incontournable. Pour tous, il représente le désir forcené d’échapper à sa condition. Évidemment, le sort que connaîtra Christian Forget est loin d’être aussi dramatique que son inspirateur. Mais, pour celui-là aussi, le soleil représente un danger et son désir d’élévation trahit la volonté d’échapper à une condition de personne handicapée qui le marginalise. On conçoit bien que, contrairement à son illustre prédécesseur, il ne sera pas puni pour son inqualifiable audace et qu’il s’élèvera, libre et heureux d’avoir su oser, pour planer au-dessus de ses frères humains. Il arrivera ainsi, dans les airs, à se singulariser de manière positive, cette fois.

Puisqu’il reviendra au sol sain et sauf, une caméra fixée à son casque, on peut imaginer qu’il sera en mesure, lors de sa descente, de capter des images semblables à celles de Jérémie Lenoir. L’exposition de ce dernier, Marges, présente des photos de certaines régions de la France et du Québec, images captées de lieux intermédiaires où le paysage affronte la transformation qu’il subit aux abords des grandes villes, alors qu’il passe des zones urbaines à des secteurs campagnards. La plongée radicale de la prise de vue, jointe à une constante dans la distance privilégiée de cette saisie depuis le sol, permet la production d’œuvres où l’image hésite entre réalisme géographique et tableau abstrait. Il n’y a guère d’éléments naturels reconnaissables dans ces images. Ou s’ils le sont, c’est tout juste, à la limite d’être identifiés. Seuls des mouvements sur un sol dénudé en viennent à composer des figures où véhicules et édifices peuvent être devinés, sans plus. Mais, par leur aspect graphique évident, leur dépouillement, ces images donnent à la terre les allures d’un labyrinthe dont nous serions tous les auteurs consternés, parce que nous y contribuons par des travaux résultant de nos désirs d’habitation. On comprend dès lors mieux les désirs d’élévation de certains. On imagine bien qu’il faille parfois prendre une distance pour mieux voir ce que nous avons fait de nos espaces de vie.

Icare s’envolait d’un labyrinthe dont il voulait à toutes forces, et son père avec lui, s’échapper. Christian Forget, lui, revient vers une terre qu’il trouverait, s’il était en mesure de bien la voir, difficilement reconnaissable sur les images de Jérémie Lenoir – une terre dont on peut se demander qui pourrait bien l’habiter.

Mais le retour sur cette terre cadastrée par nos travaux est inévitable.

Publié le 21 octobre 2016
Par VU

Biographie

Sylvain Campeau est critique d’art, essayiste, commissaire d’exposition et poète. Il a publié cinq recueils de poésie, un essai sur la photographie et une anthologie de poètes québécois. Deux autres essais ont paru il y a quelques années : Chantiers de l’image, aux éditions Nota Bene et Imago Lexis. Sur Rober Racine, aux éditions Triptyque. Il est aussi l’auteur de nombreux essais parus dans des monographies sur des artistes visuels et il collabore régulièrement aux revues Ciel variable et ETC media.