Texte pour les expositions Nous y arriverons vite et ensuite nous prendrons notre temps de Kotama Bouabane et Conversation with Magic Forms de Leisure.
« L’utopie est la relation de l’imaginaire avec cet ailleurs qui n’est jamais tout à fait nulle part, et qui nous déporte toujours vers du nouveau. »
Cette phrase, tirée du livre L’utopie ou la crise de l’imaginaire de Jean-Jacques Wunenburger, révèle les rapports de promiscuité qu’entretiennent l’utopie et la créativité. Le philosophe y critique l’effritement de la « fonction de l’irréel en l’homme » – conséquence du régime omnipotent de la rationalité cartésienne –, prônant plutôt le pouvoir cathartique de l’utopie. Icarienne, sa pensée nous invite à énoncer des passés uchroniques émancipés de leurs dépendances au présent. Un présent que l’utopie, bien mieux que l’histoire, a le pouvoir de reformuler en de nouvelles mises en scène où seul l’impossible est concevable. Atteindre un avenir meilleur en réinventant hier. Car l’utopie est une stratégie de création en elle-même, la méthodologie propre à l’imagination qui permet de se ressourcer à l’irrationnel. Elle est une science-fiction : une approche narrative bicéphale en mesure de gommer les contradictions qui caractérisent notre contemporanéité schizoïde car capable de véritablement penser autrement. De penser autre part.
À l’instar de l’utopiste, l’artiste redéfinit sans cesse de nouvelles manières d’être au monde à travers des usages du réel renouvelés, déployés grâce à des agencements inexplorés du sens et de la matière. Chaque objet ou matériau, aussi quelconque fût-il, a ainsi le potentiel de devenir le protagoniste de mythologies improbables, invoquant cet univers animiste que seul l’enfant semble en mesure de percevoir avec autant d’acuité. Ces nouvelles configurations du vivant, conçues comme un continuum de possibilités et non comme des pôles distincts et dualistes, débordent ainsi dans le champ du non-vivant en modifiant considérablement les rapports séculaires mutuellement exclusifs entre « sujet » de savoir et « objet » de connaissance. Ces frontières taxinomiques qui nous paraissaient hier si étanches se brouillent aujourd’hui au point de rendre poreuse la limite entre le réel et la fiction. À la dissolution du sujet humaniste kantien correspond la prolifération de nouvelles subjectivités en périphérie du « vivant ».
Dans cette foulée posthumaniste, c’est tout l’édifice théorique du régime de la visualité qui est ébranlé; régime où le corps est traditionnellement subsumé à la raison que seul l’humain détiendrait. La contemplation de l’objet d’art en tant que représentation du monde et agrégat sémantique fait ici place à une expérience polysensorielle des œuvres, devenues de véritables extensions du corps de celui ou celle qui les appréhende. Guidée par le potentiel narratif et la matérialité des objets qui la composent, l’expérience esthétique devient catalyseur de possibles, générant des cosmologies de significations capables de redéfinir notre relation au monde. Ce n’est peut-être qu’un rêve. Mais si c’est par les moyens de l’imagination collective que nous accédons au futur, comme le prétend Wunenburger, l’art est indéniablement l’oracle de notre temps, le prophète par excellence pour saisir les utopies qui donneront naissance à demain.