Quelque chose entre nous. Cette formulation qui chapeaute la programmation 2020-2021 de VU laisse entendre qu’il y a des espaces pour fédérer, qu’il y a des mailles à ourdir. Dans le contexte particulier de cette dernière année, entre une relocalisation temporaire et un corps social en apnée, VU a choisi de construire des ponts, d’entretenir un territoire commun d’échanges et de consolidation. En misant sur des aires de socialisation, sur des croisements entre les membres de l’équipe, les artistes et les autres acteurs du milieu, l’organisme incitait à considérer, hors de son cadre usuel, ce quelque chose qui le lie aux êtres et aux choses. Des interventions ont été pensées, impliquant le travail des images, il va sans dire, mettant à profit leur pouvoir rassembleur et dialogique comme matière à réflexion.
Pour Jacques Rancière, « […] la question de l’image comme forme visuelle est liée à quelque chose de plus large, à une manière de penser le commun ou de penser l’histoire des transformations du monde commun*1 ». Cette posture qu’on adopte devant les images de l’art consiste, toujours selon l’auteur, « à ne plus les définir comme des imitations de réalités mais comme des résultats d’opérations. Cela veut dire aussi les considérer non plus comme des unités simples mais comme des relations*2 ». Bien que Rancière se réfère surtout au cinéma pour appuyer ses dires, je reprends son propos en l’appliquant à l’image photographique dans la mesure où il trouve une résonance probante avec les orientations de VU. Redéfinir ce que nous sommes à travers la circulation et les opérations « des corps, des images, des choses avec l’idée que c’est par la découverte de leurs relations imprévues que l’expérience commune peut s’éclairer*3 », note encore Rancière. J’ajouterais… avec l’idée de mener en quelque sorte à un « partage du sensible », pour employer une autre expression chère au philosophe.
En ce qui concerne cette expérience commune, on pourrait également reprendre certains éléments qu’a formulés Nicolas Bourriaud au sujet de la sphère relationnelle en évoquant notamment ce qu’il nomme les « principes de production » d’artistes qui proposent en tant qu’œuvres des « moments de socialité » ou des « objets producteurs de socialité*4 ». À cet égard, on retiendra plus précisément les observations de Bourriaud sur le rôle de l’image : « L’une des virtualités de l’image est son pouvoir de « reliance« , pour reprendre le terme de Michel Maffesoli : drapeaux, sigles, icônes, signes, produisent de l’empathie et du partage, génèrent du « lien« *5. » C’est ce lien qui nous intéresse ici, quelque chose qui passe par une circulation dans l’espace, favorisant les relations humaines et matérielles avec lesquelles l’équipe de VU a su habilement manœuvrer en marge de la distanciation sociale ambiante.
Ainsi se sont déployés chez VU, cette année, les programmes habituels et d’autres, inédits, que ce soit du côté des résidences, de la coproduction, du travail collectif, du partage d’ateliers, du soutien à la création et à l’édition, de la formation ou de la diffusion. Bien que les artistes n’aient pas été tenus de créer en fonction de l’orientation de la programmation annuelle, un regard rétrospectif nous permet de retracer de formidables accointances entre le thème de cette dernière et les projets conçus. À commencer par les œuvres diffusées à l’extérieur qui, en cette année chargée d’interdits de visite, ont permis des accès illimités et fort bienvenus aux expositions. C’était le cas avec Nous sommes le récit de Mélissa Pilon. Frappantes, les photographies historiques de foules qu’elle a colligées et présentées dans les vitrines de Méduse ne pouvaient mieux nous rappeler l’importance des lieux qui rassemblent, alors que l’isolement s’inscrit désormais dans la trame de notre histoire récente. Dans la matière imprimée, dans la texture des corps, de la lumière et des motifs, des marées humaines prenaient forme; l’énergie des corps circulait et réanimait des moments d’un passé qui nous habite. Derrière les fenêtres, ces affluences semblaient vouloir déborder de leur cadre et rejoindre la rue dans un mouvement intégrateur.
Cette fusion s’est également exprimée d’une autre façon, mais tout aussi efficacement, dans Panorama, une exposition hors les murs qui regroupait une vingtaine d’artistes actifs sur le territoire de la ville de Québec. La fresque urbaine de quarante images en forme de long plan-séquence, où défilaient personnages hybrides, animaux en voie de disparition, traces de nature, jeux de représentations géométriques ou organiques, témoignait autant d’un rapprochement entre des pratiques artistiques, celles de personnes issues de générations et de communautés différentes, que d’une riche aventure collective à offrir en partage dans l’espace public. Toujours à l’extérieur, sur les panneaux de la ville, les œuvres d’Éloïse Plamondon-Pagé, créées lors d’une résidence annuelle à VU, ont fait, quant à elles, vibrer supports et surfaces de rayons colorés et rutilants. L’artiste a transposé les teintes et la lumière du temps qui passe et celles d’étendues terrestres, nous conviant à une expérience sensitive et contemplative. Les compositions de Saisons d’eau douce reproduisaient à leur façon les traces incandescentes qui émaillent nos environnements.
Sur le plan de l’édition, VU travaille depuis 2016 sur un imposant projet, La fête, conceptualisé par Jean-François Prost. Avec son modèle multidisciplinaire et collaboratif, cet ouvrage qui a vu le jour en juin 2021 exprime parfaitement notre besoin irrévocable d’émancipation et de découvertes, d’endroits unificateurs et libérateurs : un beau pied de nez à la disette actuelle! L’édition est un axe fort dans les orientations de VU. L’organisme l’a démontré cette année encore avec des formations en microédition, avec des bourses d’accompagnement offertes à Jean-François Hamelin pour soutenir le développement d’un de ses livres photos et à Mélissa Pilon dans le cadre d’un parrainage, de même qu’avec Assemblages 4, espace de création de maquettes ayant réuni Nathalie Dion et Anahita Norouzi; un répertoire de mesures auquel se sont ajoutées des initiatives de soutien à la production autonome. Ce sont là, assurément, des formules adaptées au dialogue, à l’échange entre artistes et au rôle catalyseur que joue la photographie dans un contexte vivifiant de partage.
Bien d’autres projets, récemment amorcés pour plusieurs, correspondent à cette idée de mise en commun des réflexions et des images. Parmi eux, on trouve les Éclaireurs, programme de collaboration mensuelle entre un auteur et un artiste, dans lequel texte et image sont mis en lumière sur les réseaux de diffusion web de VU. Il y a aussi Prendre soin, une initiative altruiste qu’ont réfléchie Anne-Marie Proulx et Jacynthe Carrier, initiative qui offre la possibilité de vivre une résidence à domicile à sept artistes au moyen de visites d’ateliers, le tout en vue d’une exposition qui se tiendra en 2021-2022; Prendre soin veut rappeler avec bienveillance que l’artiste n’est jamais seul. Atelier partagé, un événement élaboré par Giorgia Volpe en collaboration avec VU, visait également à recréer un espace convivial d’échanges d’images et d’idées, ici décliné sur la plateforme virtuelle Zoom. En baladodiffusion cette fois, Récits de l’invisible, réalisé avec À l’est de vos empires, a donné la parole à Evergon, Ève Cadieux et Kamissa Ma Koïta afin qu’ils racontent une expérience ou une anecdote liée à l’une de leurs œuvres, mais qui devait être repérée uniquement dans le récit… Enfin, Yahndawa, un stimulant projet de jumelage entre artistes autochtones et allochtones, un parcours alliant visites d’ateliers et résidences à Wendake et à Québec, engagera une réflexion sur leurs modes de faire respectifs et sur leur rapport aux territoires.
« Il y a partout des points de départ, des croisements et des nœuds qui nous permettent d’apprendre quelque chose de neuf si nous récusons premièrement la distance radicale, deuxièmement la distribution des rôles, troisièmement les frontières entre les territoires*6 », écrivait Rancière. Tandis que des frontières étanches se dressaient encore sous nos pas et que le temps était forcé de prendre interminablement son temps, du côté de chez VU, quelque chose opérait, circulait, se matérialisait ; des êtres, des idées, des images se nouaient, s’éclairaient, s’édifiaient.
- 1. Jacques Rancière, Le travail des images. Conversations avec Andrea Soto Calderón, Paris, Les presses du réel, 2019, p. 34.
2. Ibid., p. 35. - 3. 3. Christine Palmiéri, « Jacques Rancière : “Le partage du sensible” », entretien, ETC, no 59, sept.-oct.-nov. 2002, p. 40.
- 4. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Paris, Les presses du réel, 2001, p. 33.
- 5. Ibid., p. 15. Les extraits renvoyant aux écrits de Michel Maffesoli, sont ici tirés de La contemplation du monde, Paris, Grasset, 1993.
- 6. Jacques Rancière, Le spectateur émancipé, Paris, La fabrique éditions, 2008, p. 23-24.