Textes pour l’exposition Industries de Alicia Bruce, Martin Hunter, Charles-Frédérick Ouellet et Normand Rajotte.

 

Industries fait se rencontrer les projets photographiques des artistes québécois Charles-Frédérick Ouellet et Normand Rajotte, et des Écossais Alicia Bruce et Martin Hunter. Découlant de démarches situées aux frontières du documentaire et du poétique, leurs œuvres illustrent la manière dont les paysages urbains et ruraux sont marqués tant par l’identité culturelle, la société post- industrielle, que par les pouvoirs et contrôles exercés sur la nature.

L’exposition est présentée en partenariat avec Street Level Photoworks de Glasgow.

 

ALICIA BRUCE

Menie : portrait d’une communauté côtière du Nord-Est en conflit

“…they walked beside the ocean of the end and the beginning” George Mackay Brown, 1994

 

Les controverses entourant les terrains de golf de Donald Trump sont fameuses en Écosse. En 2006, l’entrepreneur américain dévoilait ses plans d’aménagement d’un centre de golf dans le domaine côtier de Menie, près du village de Balmedie, dans la région d’Aberdeenshire. Le développement s’est rapidement étendu jusqu’à des terres détenues, depuis des décennies, par les habitants locaux ainsi menacés d’expropriation, alors que les dunes voisines, considérées comme un site d’intérêt scientifique spécial (SISS), ont été détruites dans le processus.

Depuis, devant la protestation des habitants, les médias ont amplement spéculé et exagéré, célébrant volontiers le héros rebelle local qui ne bronche pas, le David écossais qui ne fléchit pas devant le Goliath américain ou, comme le titrait le Vanity Fair, le chardon contre l’abeille (mai 2008). Ce n’est qu’à partir de 2010 que le débat a été couvert de façon plus nuancée dans l’espace culturel.
Les portraits photographiques d’Alicia Bruce suggèrent les récits des habitants de Menie, non pas dans le but de magnifier ou de déformer leurs points de vue, mais pour mieux ancrer leur message dans l’imaginaire culturel. En remettant en scène les compositions de peintures célèbres (dont la majorité se trouve dans la collection permanente de l’Aberdeen Art Gallery), Bruce inscrit avec éloquence ces résidents dans le patrimoine écossais. Sans excès de romantisme, ces photographies jouent avec une histoire de la mythologie nationale. Ces familles ne se laisseront intimider ni par une entreprise lointaine ni par un chantier de construction à proximité. Elles ne se laisseront ni corrompre ni acheter. Quel que soit le côté duquel on se range, leur position appelle davantage le respect que la condescendance.

Toutes figuratives et produites dans le style des préraphaélites ou des Glasgow Boys, les peintures ont été sélectionnées par les habitants de Menie. Un grand nombre d’entre elles sont des portraits ou des scènes pastorales montrant des travailleurs. En plus d’avoir influencé les compositions photographiques de Bruce, ce choix stylistique exercé par ses modèles contribue à les camper dans leur propre paysage.

Ce même style est réaffirmé par les dix-huit photographies de tees prises parmi les dunes entre 13 heures et 22 heures un jour d’août 2010, scène d’une beauté naturelle où la lumière fait place à l’obscurité. Faisant référence à des plans d’arpentage, Bruce a cartographié le terrain côtier menacé de destruction imminente et d’être éclipsé par le terrain de golf proposé. Les poteaux témoignent du commerce qui a désormais envahi la région. Cependant, dans ces photographies, plusieurs d’entre eux penchent déjà, comme une métaphore de la reddition.

DRE CATRIONA MCARA, UNIVERSITÉ D’ÉDIMBOURG —Traduction Jean Mailloux

 

MARTIN HUNTER

 

L’identité de Glasgow est indissociable de la mer. Non pas qu’elle s’offre généreusement au regard des habitants, car du centre de la ville, il faut parcourir au moins trente-deux kilomètres avant de voir la terre disparaître dans ces eaux. Ce n’est qu’à partir de Greenock qu’il est possible de mettre le pied dans la mer du Nord, et même, à cet endroit, Argyle et Islay s’interposent à la vue, estompant la majesté de l’Atlantique.

Il n’est donc guère surprenant que la réputation des canaux de la Central Belt souffre de toute comparaison. Face à la gloire titanesque des navires sur les mers, les canaux, filiformes et pratiques, ne pouvaient que jouer les seconds rôles : porteurs de fret plutôt que de cargaisons, broderie aquatique modeste par rapport au brocart varié et troublant de la mer. J’ai toujours eu l’impression que Glasgow trouve quelque chose d’inconfortablement sensuel à l’idée de l’eau parcourant la ville. Et cet inconfort semble ancré, malgré la noble importance qu’ont eue les canaux quant à la stimulation du commerce et de la prospérité au lendemain de la révolution industrielle. Par exemple, à une époque, le Forth and Clyde Canal permettait aux navires de passer de la côte ouest à l’Europe.

L’histoire des canaux de la Central Belt a pourtant connu des hauts et des bas. La vie est faite d’incongruités : l’ouverture de Forth and Clyde, en 1790, correspondit à la désaffectation des chemins de fer au profit du transport routier. Dans les années 1930, des parties du canal furent remblayées pour faire place à des constructions. En 1963, il était finalement désaffecté et abandonné. L’inauguration de la Falkirk Wheel en 2002 et un investissement financier fait par divers organismes patrimoniaux ont entraîné une certaine reprise.

La déliquescence s’est pourtant poursuivie. En témoigne Forth and Clyde, l’étude photographique qu’a réalisée Martin Hunter au sujet des relations qui existent entre ce canal et les terres qu’il traverse. Le terme « traverser » n’est pas choisi au hasard, car ce paysage en est un d’immobilité, d’élan freiné. Si un canal doit servir à se déplacer dans une direction, Hunter montre que dans le cas de Forth and Clyde, qui coule vers l’ouest sur cinquante-quatre kilomètres de Grangemouth à Bowling, l’intention a été complètement pervertie par une rupture historique à laquelle rien ne peut remédier. Son sillon est une simple toile de fond, un ruban décoratif bleu et gris, aussi inerte que la Trebbia en arrière-plan de Mona Lisa.

Le sens devient explicite et littéral dans la photo prise par Hunter d’une voiture éviscérée et recouverte de végétation. Ailleurs, les scènes de flânerie abondent. Un groupe d’hommes passe le temps sur une berge occupée par un autre véhicule évidé. Deux pêcheurs fixent sans but une rive abandonnée. À l’ombre d’un pylône électrique, un jeune couple joue avec son bébé, sans se laisser distraire par les embarcations qui passent. Négligée, une étable en tôle s’est déformée et tordue comme un accordéon ondulé dessiné par Dali.

La topographie que nous fait voir Hunter n’est cependant pas triste, ou anéantie, ou brisée ; elle est tout juste un peu oubliée et négligée, un gribouillis dans la marge du paysage, un post-scriptum ignoré des mémoires maritimes de la ville.
ALLAN BROWN —Traduction Jean Mailloux

 

CHARLES-FRÉDÉRICK OUELLET ET NORMAND RAJOTTE

 

Les images révèlent parfois plus que ce qu’elles donnent à voir. Il en va ainsi des ensembles de photographies Le Naufrage de Charles-Frederick Ouellet et Le Chantier de Normand Rajotte. Ce qui les rapproche n’est pas tant le sujet : la pêche en haute mer pour Ouellet et l’effet du travail des castors sur l’environnement naturel pour Rajotte. On peut certes constater que les deux s’attachent aux traces que laisse le travail sur le milieu naturel, la nature apparaissant dans les deux cas comme une force dépassant l’humain autant que l’animal dans leur quête d’adaptation à l’environnement afin d’en tirer subsistance.

Ce qui réunit plutôt ces démarches, c’est la disposition du photographe envers son sujet. Dans chacune de ces suites, l’auteur s’inscrit dans l’image non pas par quelque posture narcissique qui, par une accumulation d’effets de style, viendrait brosser un tableau maniériste dont le ciment serait la «personnalité» du photographe, mais plutôt en manifestant une qualité d’écoute et de présence à l’égard de son sujet. Chaque image devient une trace qui concrétise, dans des vocabulaires plastiques personnels faisant appel à des qualités propres au médium, la rencontre au cours de laquelle le photographe, absorbé par ce qui lui est donné à voir, fait pleinement corps avec lui- même et avec son sujet dans l’instant de la saisie photographique.

Dans Le Naufrage, Ouellet s’approprie le noir et blanc et, au premier coup d’oeil, les conventions de la photographie documentaire. On se rend cependant vite compte qu’il détourne la neutralité et la rigueur de la description au profit d’une vision qui se distingue par son caractère singulier. À commencer par la texture et le rendu des images, qui exacerbent toute la gamme des noirs et des blancs dans des tons aux dominantes charbonneuses, qui font planer sur les scènes représentées une aura lourde de menace. Pour sa part, la diversité des formats disposés en mosaïque impose une lecture dans laquelle chaque image/fragment devient un énoncé dans un récit. Cet agencement fait alterner les panoramiques, qui accentuent les lignes de fuite et installent ainsi des perspectives, les instantanés, dans lesquels des pêcheurs se confondent avec leurs outils et leur milieu de travail, et les images du bateau livré aux intempéries. À ces vues viennent se greffer des paysages tout en aspérités et des plans rapprochés de ciels annonciateurs de dangers. Le portrait composite qui résulte de cet assemblage complexe d’images fait de cette suite d’impressions glanées dans l’instant autant d’éléments qui viennent se juxtaposer les uns aux autres et tisser des relations au fil d’une lecture ouverte et non linéaire d’un texte sans début ni fin.

Les images de Normand Rajotte sont autant d’étapes dans un parcours méditatif. Ici aussi, la description fait place à une suite de tableaux dans lesquels se conjuguent les éléments que sont la terre, l’air et l’eau, saisis dans une multitude de variations saisonnières. Comme dans ses travaux précédents, Rajotte marche ses terres, observe intensément et happe en vrac la nature dans de grands à plat où les formes, les couleurs et les textures composent à l’intérieur du cadre des tableaux infiniment complexes aux limites de l’abstraction. Dans la plupart de ces images, pas de perspective qui viendrait instaurer une hiérarchie dans les plans, creuser l’espace et leur donner une épaisseur. La profondeur réside plutôt dans l’accumulation des éléments et dans la densité de l’instant, dans l’intensité de la présence du photographe et dans la rencontre dont témoigne l’image. Bien qu’elles débordent de toute part le cadre, comme si la saisie photographique taillait à l’emporte-pièce dans le visible, les images de Rajotte livrent sans faux-fuyants ce qui se trouve devant l’objectif.

Loin de la neutralité documentaire qui s’attacherait à la description par le menu du travail et de ses effets sur l’environnement, autant que de la grandiloquence de la tradition paysagiste qui verrait dans les formes naturelles la marque de la transcendance, ou encore des clichés de la photographie de nature qui s’attacherait à tirer le portrait des castors au travail, les travaux de Ouellet et de Rajotte témoignent, dans une remarquable économie de moyens, d’une subjectivité fondue au creuset de l’objectivité implacable du médium, qui jamais ne peut faire l’économie du réel qu’il donne à voir.

PIERRE DESSUREAULT

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