Texte pour les expositions Ondes lumineuses et Lightwaves, fruit d’un échange entre VU et Street Level Photoworks à Glasgow.
En octobre 2014, un groupe d’États membres de l’Union européenne, dont le Royaume-Uni, a cessé son appui financier à l’opération Mare Nostrum, se pliant ainsi aux recommandations de la secrétaire de l’Intérieur britannique, Theresa May. Ce programme de recherche et de sauvetage, piloté par les Italiens, fut alors remplacé par Triton, un projet sous l’égide de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres, aussi connue sous le nom de Frontex. En tant que douaniers, les agents de Frontex ont le mandat de contrôler « l’immigration irrégulière » et d’assurer la consolidation des frontières extérieures de l’UE. Avec ce nouveau programme, le type d’action humanitaire qu’on effectuait sous la bannière de l’opération Mare Nostrum se voit réduit au strict minimum.
Dans les quatre années qui se sont écoulées depuis la mise en œuvre de Frontex, plus de vingt mille hommes, femmes et enfants ont perdu la vie en traversant la Méditerranée. Un nombre plus important encore manquent à l’appel. Les thèmes abordés par Ondes lumineuses — le patrimoine et la migration — nous ramènent ces faits en mémoire. Non seulement en raison de l’horreur que l’on éprouve en analysant ces chiffres, mais également à la lumière des mutations actuelles dans le discours sociopolitique qui s’est érigé autour de ceux-ci.
Le dilemme du Brexit a mis ces changements encore plus en relief, rendant conflictuelles les discussions sur l’identité et l’appartenance au Royaune-Uni. On peut voir des parallèles au Québec, où un fort sentiment d’identité nationale à l’intérieur d’un État plus large a donné lieu à certains détournements et controverses au fil des années.
À des moments comme celui-ci, ce sont souvent les artistes qui sont en mesure de nous offrir une perspective autre, par des approches nous permettant de penser au-delà des slogans et des mots-clics de la culture dominante. Les photographes, avec la droiture qu’ils se doivent d’avoir à l’égard des histoires qu’ils racontent, sont souvent à même d’ouvrir des espaces qui transcendent les dimensions personnelles et intimes de leurs sujets. Dans cette perspective, des projets d’échanges et de création comme Ondes lumineuses sont l’occasion pour les artistes d’examiner ces réalités sous une lumière autre et d’explorer le terrain avec leurs propres yeux, des yeux par lesquels ils traduisent les nuances d’un monde qui nous est inconnu. Réunies par cet échange de résidences, et par le dialogue des mots et des images qui en découle, les histoires que racontent Josée Pedneault, Melanie Letoré, Bertrand Carrière et Mat Hay explorent les notions d’héritage et de migration par des voix différentes, mais sur un terrain commun.
Durant sa résidence, Josée Pedneault, dont les projets antérieurs témoignent d’une affinité à la fois pour les îles et les mythologies personnelles, raconte l’histoire de Nasir S., un insulaire et pêcheur somalien qui cherche à refaire sa vie à Glasgow. Le récit de Nasir, une histoire de survivance qui dépasse littéralement l’entendement, a servi de point de départ à un projet qui vise à explorer les limites et les intersections de la mémoire, du langage et des mythologies.
En cultivant un terrain commun et en travaillant ensemble pour créer une compréhension partagée du langage et de l’histoire, Josée et Nasir réussissent à réaliser un corpus d’œuvres évocateur et poétique qui fait appel à la mer comme métaphore de la mémoire, toujours en mouvement et en évolution.
Cette superposition de fils narratifs est très présente dans la démarche de Bertrand Carrière également, une démarche axée sur l’exploration de la mémoire, du lieu et du temps. Le parcours artistique de Carrière trouve justement ses racines dans son premier voyage en Écosse, en 1977, à l’âge de 20 ans. Musicien et photographe en herbe, il avait arpenté la Grande-Bretagne en auto-stop, mais, à cause d’avertissements concernant Glasgow et son caractère violent, il avait évité cette ville.
Lors d’une présentation à Trongate 103 pendant sa dernière journée à Glasgow, Carrière a évoqué son admiration pour le travail de Paul Strand. Cette admiration transparaît dans les photographies réalisées lors de sa résidence, que ce soit les portraits minutieux de ses modèles glasvégiens, les scènes de rue ou les paysages lointains captés lors de ses explorations à l’extérieur de la ville. En présentant de nouvelles épreuves de photographies prises lors de son premier séjour en 1977, Carrière réussit à évoquer l’inconnu, l’espoir et l’incertitude qui occupent l’esprit d’une jeune personne songeant à l’avenir.
Le séjour de Melanie Letoré à Québec fut quant à lui marqué par une auto-exploration des plus tangibles. Ayant grandi à Genève, la ville abritant l’ONU, la Croix-Rouge et le CERN — toutes des initiatives incarnant l’idéal de la collaboration internationale —, Letoré cherche à démêler les fils complexes de l’identité culturelle. La migration de ses grands-parents à partir de l’Amérique du Nord vers l’Europe dans les années 1950 lui apporte son propre lot d’expériences traumatiques, ajoutant à sa quête identitaire une autre couche de complexité.
Letoré représente le monde qui l’entoure par une réflexion approfondie sur les liens parfois révélateurs et étonnants entre les événements qui surviennent dans la vie de tous les jours. Sa résidence lui a permis de peaufiner cette démarche et de la transformer en un processus plus détendu et confiant face aux récits se déroulant sans cesse autour d’elle.
La prédilection qu’a Mat Hay pour l’exploration du territoire est évidente dans ses projets antérieurs ; elle l’a une nouvelle fois guidée lors de la résidence à VU. En superposant sur ses photographies des interprétations graphiques de cartes, de graphes et de tableaux historiques réalisés en amont de sa résidence, Hay réussit à aplanir le temps et l’espace, tout en reconnaissant la profondeur de l’histoire et des mouvements humains qui ont façonné nos environnements, nos structures sociales et tout ce qu’elles impliquent.
En observant les dispositifs et infrastructures créés pour et par nos mouvements, tout en inscrivant à même ses œuvres sa propre expérience du besoin d’explorer, Hay offre au regardeur un espace où il est possible de réfléchir sur le fait que les êtres humains ont toujours été migratoires, et ce, depuis la nuit des temps.
Chacun des photographes de cette exposition fut touché, d’une manière ou d’une autre, par une histoire migratoire qui est la sienne, ou celle d’aïeux ayant tout mis en œuvre pour trouver une vie meilleure, ou celle d’un contemporain cherchant à explorer sa propre histoire. Les expériences personnelles qu’ont vécues les quatre artistes lors du voyage, facilité par une collaboration entre le Street Level Photoworks et VU, furent l’occasion pour chacune et chacun de joindre leurs petites histoires à la grande histoire de l’humanité. En somme, ces projets nous rappellent qu’il est impossible de dissocier les voies migratoires actuelles de celles qui se trouvent à l’origine des cultures tentant aujourd’hui de bloquer l’accès aux premières et de diviser les gens, puisque ces cultures partagent un héritage commun, engendré par les innombrables siècles de mouvements humains enchevêtrés.
L’exposition qui en résulte devient un espace de réflexion en marge de l’orientation et de la désorientation inéluctables auxquelles nous faisons face quotidiennement, que ce soit par le langage lacunaire des politiques ou la zizanie des médias sociaux. Ici, on offre aux visiteurs le luxe du temps : le temps de regarder et — on l’espère — le temps de mieux comprendre leur propre place dans le temps et dans l’espace.
John McDougall est un écrivain, commissaire et photographe résidant à Glasgow.
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