Texte : Jeanne Mercier / Images : Émilie Régnier
(Traduction du texte en anglais plus bas)
Tous les projets d’Émilie Régnier partent de récits ou d’anecdotes personnelles, du je pour s’étendre au nous.
De la fourrure du léopard qui traverse les époques, les classes sociales et les continents, elle s’empare comme d’un motif qui se répète à l’infini. À travers les portraits qu’elle signe, ce sont des histoires et symboliques que l’artiste révèle : de l’emblème du pouvoir au Congo, avec la fameuse toque du maréchal Mobutu jusqu’à la mode parisienne popularisée dès 1947 par le couturier Christian Dior, c’est l’universalité qui l’intéresse.
La généalogie et le métissage d’Émilie Régnier sont sources de recherches dans ses projets. Haïtienne par son père et Canadienne par sa mère, l’artiste a vécu une grande part de son enfance sur le continent africain. À 18 ans, elle rencontre enfin son père « Ce jour-là, je suis devenue fille, sœur, petite-fille ; j’ai appris comment j’étais l’héritière d’une famille qui avait un destin glorieux et tragique. La rencontre de ma mère et de mon père est le résultat direct de la dictature politique qui a saisi Haïti pendant des décennies et qui a amené ma famille paternelle à s’exiler. Ce jour-là, j’ai compris d’où venait cette partie inconnue de moi. »
Dès lors, elle s’intéresse à cette histoire familiale et entreprend la constitution d’un album complexe. Elle prend comme point de départ son ADN, symbole d’un cycle biologique puisqu’il se reproduit et mute au sein des descendances. Après un test d’ADN, l’artiste peut relier 1224 personnes. Par ce geste, elle se réapproprie ses origines et consolide deux branches de ses deux entités polarisantes : le noir et le blanc, ses racines haïtiennes et son ascendance canadienne. Ainsi, par la rencontre de personnes qui partagent même un infime segment de son code génétique, l’artiste trace la migration volontaire ou forcée de ses ancêtres et dresse le portrait d’une identité plus complexe et nuancée que celle du métissage qui s’étend aujourd’hui à tous et chacun.
L’artiste convoque la fiction pour recréer le passé. Sous la forme de collages, elle élabore une galerie de portraits multiples de ses deux familles avec, à la fois, ses grands-parents, ses parents, ses cousins proches et lointains. Dans son album fictif, on découvre l’image du mariage de ses parents qui n’a jamais eu lieu. Alors que, dans nos sociétés, l’identité est souvent rattachée à une notion d’appartenance territoriale, à un groupe social ou familial, l’artiste, par sa démarche, révèle comment chaque trajectoire dépasse la petite histoire personnelle pour déborder sur l’Histoire officielle.
Nous nous arracherons à l’oubli
Sous les cendres des conques
Sur le restant de nos ruines
Pour de nouvelles mémoires
Pour nos ailleurs à lier
Pour d’autres histoires à conter
Nous nous arracherons à l’oubli
Et nous graverons contre temps
Nos souvenirs à jamais
(Paul Wamo Taneisi, « Nous appelons »)
Image ci-haut : Wedding portrait, 2018 Cette pièce inclut mes deux grands-pères, mes arrière-grands-pères et grands-mères, mes oncles, mes tantes, mes cousins les deux familles confondues. Je l’ai appelé photo de mariage, en mémoire du mariage de mes parents
qui a eu lieu dans le quasi-anonymat à New York parce qu’une partie de ma famille maternelle ne pouvait accepter ce mariage.
Paternal bloodlines, 2017 Cette pièce inclut mon père, mon grand-père, mon arrière-grand-père et moi.
Maternal bloodlines, 2018 Cette pièce inclut ma mère, mon grand-père, mon arrière-grand-père et moi.
US, 2017 Voici le portrait de familles que nous n’avons jamais eu, moi entre ma mère et mon père.
Grandmas, 2017 Ma grand-mère Haïtienne et ma grand-mère Canadienne.
DAD and I, 2017
Jeanne Mercier (codirectrice d’Afrique in visu) est commissaire et critique. Elle travaille à ce titre en Europe et en Afrique. Ses projets s’attachent aussi bien aux mutations des pratiques de l’image qu’aux œuvres qui véhiculent des contre-récits et créent de nouveaux imaginaires. Actuellement, on peut découvrir à Paris son exposition Croyances : faire et défaire l’invisible à l’Institut des Cultures d’Islam.
Jeanne Mercier (codirector of Afrique in visu) is a curator and art critic working in Europe and Africa. Her projects focus on changing practices in image-making, and on artworks that propose counter-histories and create new imaginaries. Currently, her exhibition Croyances: faire et défaire l’invisible is showing at Institut des Cultures d’Islam in Paris.
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Émilie Régnier’s projects stem from personal stories and anecdotes—she takes the I, and expands it to the we.
Like an endlessly repeating motif, she dons the skin of a leopard, traversing eras, social classes, and continents. In creating her portraits, she uncovers countless stories and symbols. From President Mobutu’s fur hat, the emblem of power in the Congo, to Parisian fashion popularized in the postwar period by Christian Dior, it is universality that truly interests her.
Régnier’s own genealogy and family background are sources of inspiration and research for her projects. Born of a Canadian mother and Haitian father, she spent a large part of her childhood in Africa. She met her father at the age of 18: “That day, I became a daughter, sister, granddaughter; I learned that I was heir to a family whose destiny was both glorious and tragic. My mother and father’s meeting was the direct result of the decades of dictatorship in Haiti, which drove my father’s family to exile. That day, I understood where this hidden part of myself came from.”
After this meeting, Régnier became interested in her own history, and began developing a complex family photo album. She chose DNA as her point of departure, symbolizing as it does the biological cycle that reproduces and mutates within a group of offspring. In taking a DNA test, Régnier connected with 1,224 relatives. Through this gesture, she was able to reappropriate and consolidate the two branches of her family, Haitian and Canadian. In meeting people who share a small part of her genetic code, Régnier retraces the voluntary and involuntary migration of her ancestors, and paints the portrait of a more nuanced identity than one might expect, even in a world where virtually everyone has a complex family background.
Émilie Régnier calls on fiction to recreate the past. Through collage, she developed a portrait gallery of her two families: grandparents, parents, cousins both close and distant. In this fictional album, we discover an image of her parents’ wedding, an event that never actually took place. While identity in our societies is often associated with the idea of belonging to a territory, a social group, or a family, Régnier shows us how personal history can spill over into official history.
Let us tear ourselves from oblivion
From the ashes of the conch shells
On the last of our ruins
For future memories to remember
For future elsewheres to weave
For future stories to tell
Let us tear ourselves from oblivion
Against time let us inscribe
Our memories evermore
(Paul Wamo Taneisi, Nous appelons)
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